« Et si nous traducteurs étions tous des Queneau? » Cadeau de Noël pour tous les traducteurs, ce nouveau billet de Françoise Wuilmart est plein de vigueur et de fraicheur. De quoi alimenter les discussions sous le sapin et ensuite, lors des cocktails du Nouvel An !
par Françoise Wuilmart
Tout récemment, j’entendais lors d’un cocktail mondain une journaliste vanter le style d’un roman américain… qu’elle avait lu en français. Sans s’en douter apparemment, le style dont elle faisait l’éloge était aussi, sinon surtout celui du traducteur dont bien sûr elle a tu le nom (le connaissait-elle d’ailleurs ?). Fervente partisane de l’action du coup par coup et à chaud, je pris alors le risque de me colleter à la dame, lui rappelant qu’il y avait un traducteur là derrière, responsable du style qu’elle admirait, et que ledit traducteur était … « un écrivain à part entière »… Le mot était lâché, et fit déborder sa coupe ! Non, le traducteur n’est pas un écrivain, affirmait-elle, indignée… et j’arrêterai ici la foule de synonymes du syntagme « tâcheron ancillaire de l’ombre … » dont elle gratifia mon oreille. Oreille outrée, cela va de soi. Il est vrai que je n’avais pas employé le terme « auteur » (nous savons désormais que le traducteur est un auteur ne serait-ce que sur le plan juridique puisqu’il est le créateur d’une œuvre de l’esprit originale.) Non, j’employais à (bon) escient le terme d’écrivain. Qui dit quelque chose de plus encore que « auteur ».
Que se passe-t-il dans ma tête et dans mon corps quand je traduis ? Tout d’abord je « reçois », je suis le réceptacle d’un, disons… « univers », fictif ou réel, que l’on me « présente » dans une certaine forme qui détermine une certaine vision, un certain ressenti, oui un contenu : le même phénomène pouvant être « poétisé » de trente-six façons différentes. Songeons aux Exercices de style de Queneau, 99 manières de décrire la même scène. Donc 99 regards différents, 99 registres différents, 99 ambiances différentes, et in fine 99 effets différents provoqués sur le lecteur que je suis. Queneau s’est imposé une contrainte littéraire dans chaque exercice (Oulipo oblige !). Umberto Eco qui a traduit ces exercices en italien, fait remarquer que Queneau « détourne volontiers les valeurs esthétiques associées aux figures de rhétorique afin de pouvoir mener ses propres explorations parodiques et ludiques de la langue. » Et en effet, il y a souvent de quoi mourir de rire à la lecture de ces exercices, ainsi ces quatre manières de dire la même chose selon la contrainte imposée :
– Après avoir fait le poireau sous un tournesol merveilleusement épanoui (Botanique)
– Après une petite séance d’héliothérapie (Médical)
– Après une attente infecte sous un soleil ignoble (Injurieux)
– Après une attente gratinée sous un soleil au beurre noir (Gastronomique)
Et si nous traducteurs étions tous des Queneau, et si notre travail de restitution, de médiation n’était que cela : « transmodeler » une forme « étrangère », une « alloforme » dans le matériau de ma langue sous le dictat d’une contrainte phénoménale : interdiction de décrire « ma » propre vision de la chose ou de la scène lues, obligation de reproduire celles d’un autre, sa façon de voir, sa façon de sentir, sa façon de crier ou de susurrer. Pour les pros ceci est un truisme, bien sûr, mais apparemment pas pour la dame en question qui à son insu nous ravalait au niveau de l’I.A. transposeur mécanique, d’un Deepl sur pattes.
Or, quand je traduis le contenu/forme de mon auteur, moi aussi je crie dans mon « gueuloir » pour entendre le mot juste, la mélodie adéquate, le rythme original, je fignole, je tourne la phrase pour aboutir aux mêmes effets, exactement aux mêmes effets produits sur moi, ou plutôt sur nous par le texte, qu’ils soient de nature esthétique, connotative, sensorielle, cérébrales, et j’en passe. Je traduis, donc j’écris !
Le traducteur est bel et bien un écrivain, mais un écrivain muselé, et ceci me rappelle le titre tellement significatif du livre de Gabriele Leupold et Katharina Raabe : In Ketten tanzen, danser avec des chaînes, consacré à la traduction comme art de l’interprétation. Le titre fait référence à une célèbre citation de Nietzsche qui au départ concernait l’écriture dans l’Antiquité, et que les autrices du livre appliquent ici à la traduction. Frei ist, wer in Ketten tanzen kann écrit Nietzsche, « Est libre celui qui parvient à danser avec des chaînes », à donner une impression de légèreté, d’aisance, de beauté atteinte après un long labeur qui vous cloue d’abord au sol (les chaînes) pour vous élever au sublime (danser).
Telle est en effet la tâche du traducteur : donner cette impression de liberté pourtant durement acquise, recréer un poème avec une muselière et des chaînes, tout en gardant l’œil et l’oreille totalement ouverts à l’Autre.
Eh oui, je suis traducteur/trice, donc écrivain/e,
à part entière,
Ne vous en déplaise, Madame.