Quand Donald Trump envahit la littérature jeunesse

par Valérie Le Plouhinec

Au fil de mes traductions de romans jeunesse, un curieux phénomène a commencé depuis quelques mois à attirer mon attention. D’abord anecdotique, il se confirme de lecture en lecture. Il est courant, et normal, que l’actualité inspire les auteurs, transpire dans les textes et vienne les colorer ou les enrichir. Mais ce phénomène-ci, à l’image du personnage qui l’inspire, commence à prendre des proportions quelque peu démesurées.

Cela a commencé courant 2017, alors que je traduisais un roman jeunesse délirant et échevelé dans lequel un jeune garçon de douze ans se retrouve (bien malgré lui) au prises avec les dieux grecs et les constellations du zodiaque. Bref, voilà qu’à un moment de cette histoire nous apprenons qu’Hypnos coule des jours tranquilles sous les traits d’un milliardaire nommé Richard Trumpington. Il vit dans un château au décor ultrakitsch plein de fauteuils rococo dorés, et d’ailleurs Thanatos lui fait cette remarque : « On dit que l’argent n’achète pas le bon goût. Tu confirmes le dicton. » L’auteure n’est pas allée chercher bien loin l’inspiration pour décrire son milliardaire vulgaire, mais ma foi, cela ne posait pas de problème de traduction particulier, et c’était plutôt amusant.

Cette traduction rendue, passons à la suivante : le premier tome d’une adorable et hilarante série d’épouvante-pour-rire pour les 9-12 ans. Dans cette histoire farfelue où les personnages sont des vampires, des fantômes, des yétis et autres créatures des ténèbres, le prince Tangine est « un sale gosse pourri gâté », un enfant tyrannique et insupportable, capricieux et cruel, atteint de folie des grandeurs. « Tu ne t’intéresses qu’à toi-même », lui reproche notre sympathique héroïne. Jusque-là, rien d’insolite. Mais au fil de la lecture, certains détails attirent notre attention.

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Le prince Tangine. Ses cheveux ont beaucoup d'importance. (Illustration : Laura Ellen Anderson)

À force d’exaspérer tout le monde, Tangine se prend un coup de poing « en plein dans les cheveux », après quoi ses domestiques mettent une heure à « remettre sa coiffure en place ». Tiens, tiens.

En outre, il est dit deux fois que Tangine a de toutes petites mains. Les soupçons de la traductrice sont confortés. En effet les « petites mains » sont devenues une blague classique à propos de Donald Trump depuis qu’un adversaire dans la course à l’investiture a fait remarquer, lors d’un meeting : « Vous avez vu ses mains ? Elles sont minuscules. Et vous savez ce qu’on dit des hommes qui ont des petites mains : on ne peut pas leur faire confiance. »

Ce n’est pas du tout ce qu’on dit des hommes qui ont des petites mains, et Trump l’a bien compris, répondant que ses mains étaient d’une taille normale « et le reste aussi, pas de problème de ce côté-là, vous pouvez me croire. » (Le débat volait haut.)

D’autre part, Tangine est le fils du roi Vladimir, un vampire. Certes, on peut y voir une référence à Vlad Drakul ou Vlad l’Empaleur, à l’origine de la légende des vampires, mais… l’auteure écrit bien Vladimir, pas Vlad. N’en profiterait-elle pas pour railler astucieusement la fascination de Trump pour Poutine ?

Enfin, vers la fin de l’histoire, le doute n’est plus permis : un majordome prend un malin plaisir à écorcher le nom du tyrannique prince Tangine. Il l’appelle « Tangerine » (mandarine), puis « Tanning Cream » (crème à bronzer). Pour la traductrice, c’est un casse-tête et une mauvaise nouvelle, car à ce moment-là de sa lecture elle comprend enfin pourquoi l’auteure a appelé son personnage Tangine. C’était pour amener ce « tangerine », un qualificatif souvent employé aux USA pour décrire la curieuse teinte orangée du visage présidentiel.

Dans les romans pour cette tranche d’âge, les noms de personnages sont souvent adaptés. Ainsi, dans ce livre, la citrouille apprivoisée s’appelle Trouille (Squashy en anglais), la jeune yéti Florence Spudwick devient Florence Patata, bref tout est permis pourvu que les noms sonnent. Mais que faire de ce Tangine spécifiquement trumpesque ? soupire la traductrice éplorée qui n’a pas encore trouvé de solution idéale.

Et ce n’est pas terminé. Abordons maintenant ce troisième volet d’une trilogie de Noël, pour la même tranche d’âge. Dans cette série de romans qui se déroulent au pays des lutins du père Noël, le méchant est le père Vodol. Déjà dans les deux premiers volumes – écrits avant la présidentielle étasunienne de 2016 –, Vodol était un lutin assoiffé de pouvoir qui divisait pour mieux régner et attisait les haines dans la population.

Mais dans le troisième tome, l’attaque se précise. Vodol est rédacteur en chef d’un nouveau journal, intitulé La Vérité, dont il se sert pour répandre sa propagande à coups de fausses nouvelles – fake news en VO, vous l’aurez deviné. « Il ne s’intéresse qu’à lui-même », prévient là aussi l’héroïne. Il n’a de cesse d’attiser chez les lutins la peur de l’étranger afin de mieux asseoir sa domination. « Il pensait que pour vendre un journal il fallait pousser les lutins à haïr les humains. Faire en sorte qu’ils ne pensent qu’à eux et qu’ils craignent les étrangers. Une fois, il a lancé une campagne pour construire un mur qui s’étendrait d’une mer à l’autre et qui traverserait toute la montagne, rien que pour empêcher les humains de passer. » Plus tard dans l’histoire, Vodol complote contre le père Noël avec le lapin de Pâques, afin de make Easter great again (rendre sa grandeur à Pâques), et une foule déchaînée scande « Lock him up » – « En prison ! » – contre le père Noël. L’allusion est transparente.

Physiquement, Vodol (qui fut imaginé avant l’élection de 2016) n’a rien de commun avec le 45e président des États-Unis. Mais regardons de plus près ce nouveau personnage, l’un des journalistes de La Vérité : un certain Spicer, décrit comme un « petit lutin blond au ventre en tonneau ». Et observons maintenant Sean Spicer, le premier porte-parole de la présidence Trump, abondamment moqué dans les médias américains pour ses interventions balourdes et ses costards engoncés… Quelque chose me dit que l’illustrateur n’a pas dessiné cette raie sur le côté par hasard.

A gauche le lutin Spicer, à droite Sean Spicer

Là encore, la traductrice se trouve face à un dilemme. Les lutins de l’histoire n’étant pas spécialement anglo-saxons, leurs noms ont été traduits et adaptés. De même que les rennes du père Noël ont repris leurs noms traditionnels français – Éclair, Tonnerre, Comète… –, les lutins s’appellent dans la VF Traintrain, Grelot, Pépin… Mais que faire de ce « Spicer » ? En anglais, Spicer est un nom bien trouvé pour un lutin : le spice qu’on y entend peut évoquer les délicieux parfums de Noël, les odeurs de vin chaud et de pain d’épice. Il est possible de rebaptiser ce lutin-là Cannelle, par exemple, mais le clin d’œil à l’actualité sera perdu. Bien sûr, Sean Spicer est peu connu en France, et d’ailleurs, même dans la VO, la blague ne s’adresse qu’aux parents. Mais l’auteur en est sans doute content, de sa blague… faut-il se résoudre à l’en priver dans la version française ? Au risque de lui laisser croire qu’on n’a pas saisi l’allusion ? (Où va se loger le mince orgueil du traducteur !) Ou considérer que ces piques ne concernent que le public américain, même si l’auteur est britannique ?

Si en l’espace de quelques mois je suis tombée sur ces trois cas (plus un autre, dans un roman pour jeunes adultes, par le même auteur que le dernier cité ci-dessus), j’imagine qu’il y en a bien d’autres dans les manuscrits jeunesse en ce moment. On comprend facilement ce qui pousse les auteurs à larder ainsi leurs romans de références à l’improbable président américain. Un besoin d’exorciser leur sentiment d’impuissance horrifiée devant la montée en puissance du personnage ; le désir d’apporter leur modeste pierre à l’édifice de la resistance (à prononcer avec l’accent US : c’est le terme très sciemment employé en ce moment là-bas par les milieux progressistes) ; l’urgence de la mise en garde, l’envie de faire passer un message aux générations futures – dans les livres, les méchants sont punis ou trouvent le chemin de la rédemption, et l’espoir reprend le dessus à la fin. Et sans doute, aussi, ce phénomène de sidération, cette sorte de traumatisme collectif obsessionnel qui met Trump sur toutes les lèvres et dans tous les crânes.
La littérature jeunesse n’est certes pas là pour protéger ou isoler les enfants de la réalité, bien au contraire. Cependant, on peut éprouver un pincement au cœur en voyant la lourde silhouette de cet individu s’imposer ainsi jusqu’entre ses pages. Car s’il y a une chose pour laquelle le bonhomme est doué, c’est faire parler de lui. Il voulait devenir l’homme le plus célèbre du monde : il y est arrivé. Faut-il encore qu’il serve de modèle à tous les grands méchants ? Espérons en tout cas que les futurs historiens de la littérature jeunesse ne verront là qu’un épiphénomène très, très limité dans le temps.

Ouvrages cités :
Who let the Gods Out, Maz Evans, à paraître chez Nathan.
Amelia Fang and the Barbaric Ball, Laura Ellen Anderson, à paraître chez Casterman
Father Christmas and Me, Matt Haig, ill. Chris Mould, à paraître chez Hélium.