par Françoise Wuilmart
Le phénomène de nivellement touche au cœur même du problème de toute traduction littéraire. Nivellement, ou encore « normalisation » », c’est-à-dire action de « raboter » un texte ou de l’aplatir : y supprimer toutes les sortes de reliefs, y tronquer les pointes, y boucher les creux, y aplanir toutes les aspérités qui en font justement un texte littéraire.
Une telle approche de la traduction littéraire, poétique surtout, est encore bien trop courante. Le « traducteur-niveleur » ne peut être un grand écrivain, car ce qu’il craint précisément c’est de prendre trop de libertés, alors que l’auteur ne construit sa parole qu’en s’écartant de la norme : en retournant à l’étymologie, en ravivant des racines enfouies, en forgeant des mots nouveaux, en bouleversant la syntaxe, en jouant sur les connotations multiples, et aussi en donnant à son texte une dimension polysémique, marque de fabrique, label de qualité de toute grande écriture. C’est parce qu’un texte est polysémique qu’il survit à son époque et que les générations suivantes y découvrent des éléments qui les concernent toujours, et qui avaient échappé aux contemporains de l’auteur. Songeons à Shakespeare, « notre éternel contemporain », comme il fut maintes fois baptisé. Le traducteur-niveleur, lui, n’a qu’une lecture réductrice du texte d’auteur, car il le lit dans l’optique restreinte non seulement d’une époque, mais d’un milieu, le sien, pire encore : la lecture qu’il en fait passe par le prisme étroit de son propre vécu, et il ne retiendra du texte que ce qui le touche ou le concerne personnellement.
Il est vrai que tout texte cesse d’appartenir à son auteur dès lors qu’il a quitté sa table de travail. Une fois publié et livré en pâture à la foule des lecteurs, il devient protéiforme. Le texte littéraire est par essence objet d’interactivité : la page est lue, assimilée, décodée par le récepteur, et ce mariage intime du « dit-imprimé » et du « lu-ressenti », cette véritable alchimie peut être très féconde : car ce qui en naît, c’est un texte autre, qui ne reflète pas nécessairement l’image que s’en faisait l’auteur en le rédigeant. Tout lecteur peut d’ailleurs lire un même texte de manières différentes selon l’âge, et même selon l’heure du jour. C’est une expérience inévitable que nous connaissons tous. Là où cela peut avoir des conséquences fâcheuses, c’est dès qu’il s’agit non plus de le lire, mais de le « recréer », c’est-à-dire de transposer ce qui est lu dans une autre langue, une autre culture. À ce stade-ci, le traducteur idéal devrait pouvoir restituer toute la polyvalence du texte original. Tâche bien ardue, il est vrai, que notre traducteur-niveleur préfère ignorer, car la « fidélité » telle qu’il la conçoit est tout autre : fidèle il l’est d’abord à lui-même, lisant le texte avec le regard du « je » et non d’un « il », celui de l’auteur, ou d’un « nous » présent et à venir, celui des contemporains et des générations futures. Mais fidèle il l’est aussi à une certaine conception de sa propre langue. Pour lui, un texte littéraire est d’abord un texte « bien écrit », « bien léché », par quoi il entend : écrit dans une langue plutôt classique, traditionnelle, correcte, et généralement émaillées de clichés stylistiques, tristes vestiges d’énoncés jadis originaux. Je me rappelle le cas évocateur de cet étudiant qui se prétendait excellent traducteur du seul fait que le français de ses traductions était toujours impeccable. Ce qu’il refusait de reconnaître c’est que, quel que soit l’auteur italien qu’il transposait, le style français demeurait invariablement le même. Il « n’entendait pas » la voix du texte, car la voix qui guidait sa plume était toujours la sienne propre, ou celle d’un éventuel professeur de français rigoureux qu’il n’avait jamais réussi à évacuer de son esprit. La conception que le traducteur-niveleur a de sa langue est donc étroite, elle n’est en rien créatrice, et il ne devrait jamais s’attaquer à de grands auteurs, incapable qu’il est de bouleverser des schémas figés.
Hélas, certains éditeurs en sont encore à qualifier une traduction de « bonne » quand le français en est « lisse », à la juger mauvaise si le traducteur a fidèlement restitué des éléments « bizarres » dans l’original. Et donc à croire que Vialatte… c’est bel et bien Kafka !