Unité de comptage que nous partageons avec les journalistes, le feuillet a, avec la généralisation du comptage informatique, évolué d’une définition simple à des modes de comptage parmi lesquels il n’est pas toujours évident de s’y retrouver. On fait le point.
Du feuillet dactylographié à ses avatars
Pour comprendre les modes de rémunération appliqués aujourd’hui, notamment la fameuse « revalorisation », il est indispensable de partir du mode de comptage employé dans l’édition, à savoir le feuillet dactylographié. Sa définition est claire : vingt-cinq lignes de soixante signes, blancs et espaces compris, au maximum, soit au plus 1 500 caractères en cas de feuillet « plein », c’est-à-dire soixante signes effectifs sur ces vingt-cinq lignes. Avec la mise en page, c’est-à-dire les retraits, les retours à la ligne, les sauts de paragraphe, les sauts de page, les dialogues et autres éléments de composition, le feuillet moyen compte entre 1 200 et 1 300 signes effectifs. Dans la pratique, les traducteurices rendaient leurs traductions mises en page (au départ, dactylographiées) selon un gabarit permettant d’arriver à une présentation de vingt-cinq lignes de soixante caractères (le plus souvent en corps de point 12, en double interligne et avec les marges adéquates). On l’aura compris, de ce calibrage – et donc du nombre de feuillets dactylographiés – dépendait la juste rémunération de la traduction rendue.
Avec la généralisation de l’informatique et des logiciels de traitement de texte, les éditeurices, pour des raisons de facilité, ont assez rapidement adopté le comptage disponible par la commande Statistiques de l’application. Problème : le compte n’est pas bon. Dans Word par exemple, 1 500 caractères (espaces compris) ne correspondent pas à 1 500 signes dactylographiés et mis en page (avec sauts, retraits et tout le reste). Cette « tranche informatique » (ainsi nommée dans le Code des usages) est donc inférieure au feuillet dactylographié, également dénommé « feuillet traditionnel » aujourd’hui dans certains contrats.
Après quelques années de flottement – notamment dans les termes, puisqu’il n’est pas rare d’entendre aussi parler de « feuillet informatique » – et d’âpres négociations, le Code des usages, signé en 2012 par l’ATLF et le SNE, instaure dans son paragraphe VI la fameuse « revalorisation » du nombre de signes obtenus par comptage informatique. Comme le précise le Code des usages : « Le comptage informatique donne un nombre de « tranches de 1 500 signes » inférieur de 15 % à 30 % (selon le type d’ouvrage) au nombre de “feuillets de 25 lignes de 60 signes”. Une revalorisation du nombre de signes est appliquée en cas de comptage informatique ; ce pourcentage de revalorisation figure au contrat. »
À l’heure actuelle, plusieurs modes de comptage coexistent : le feuillet dactylographié, de moins en moins usité, la tranche informatique de 1500 signes avec revalorisation de généralement 15 %, mais aussi la tranche informatique sans revalorisation avec un prix au feuillet qui intègre éventuellement celle-ci directement dans le tarif.
Le flou qui entoure la définition du feuillet devient proprement artistique dans certains contrats. Ainsi, il n’est pas rare de trouver dans le même contrat (pourtant nécessairement conforme au Code des usages dans le cas d’une demande d’aide au CNL) à la fois la mention d’un « feuillet dactylographié » (ou « page » ou « feuille ») soit de « 25 lignes comportant chacune 60 caractères », soit « de 1 500 signes », mais aussi celle de la fameuse « tranche » de 1 500 signes, souvent mais pas toujours « espaces compris », avec ou sans revalorisation. Le tout cohabite joyeusement sur les contrats sans que l’on sache ce qui sera retenu pour la tarification. Notre revenu, rémunéré en principe sur la base d’un volume de texte, se calcule aujourd’hui sur une quantité de signes. Malgré l’apparence d’une continuité, cela ne revient pas au même, loin de là.
Une paupérisation des traducteurices
Notre dernière enquête rémunération (2023, sur les tarifs constatés en 2022) fait état d’un tarif moyen au feuillet de quelque 20 euros (pour l’anglais), tous modes de comptage confondus.
Tarifs bruts moyens observés pour le feuillet dit « traditionnel » de 25 lignes x 60 signes, espaces et blancs compris ou la tranche informatique de 1 500 signes revalorisée de 15 %
anglais | allemand, espagnol, italien | autres langues | |
2014 | 20,10 € | 22,20 € | 24,50 € |
2015 | 20,40 € | 22,30 € | 23,50 € |
2018 | 21,20 € | 22,30 € | 23,70 € |
2020 | 20,24 € | 22,07 € | 23,30 € |
2022 | 20,92 € | 20,10 € | 22,90 € |
Le CNL quant à lui requérait un tarif minimal de 21 euros dans les demandes de subventions d’aide à la traduction déposées par les éditeurices. Ce tarif était en vigueur depuis 2014, alors que l’inflation cumulée s’élève à 17,7 % :
En d’autres termes, les traducteurices ont subi depuis 2014 une perte de pouvoir d’achat conséquente et une dégradation de leur niveau de vie. Si le tarif au feuillet avait été indexé sur l’inflation, il s’élèverait aujourd’hui à 24,71 euros. Autrement dit : 24,71 euros pour simplement espérer maintenir un revenu constant. Nous en sommes loin.
À titre de comparaison, voici les courbes d’évolution de la rémunération du feuillet et du SMIC horaire en euros constants entre 1993 et 2018. Il apparaît assez clairement que les traducteurices s’appauvrissent de manière constante depuis vingt-cinq ans.
Plusieurs pistes ont été envisagées, notamment dans les échanges que nous avons eus avec les éditeurices et le CNL : une augmentation du tarif au feuillet pour les ouvrages sollicitant des subventions du CNL, un changement de la base de comptage informatique qui porterait non plus sur 1 500 signes, mais sur 1 200 – avant la signature du Code des usages, le CNL utilisait d’ailleurs comme base la tranche de 1 000 signes informatiques. L’urgence est donc à la réévaluation des tarifs, quelle que soit la solution retenue.
Révision par le CNL du tarif au feuillet
Conscient de ce problème de rémunération et de son autorité dans le milieu, le CNL a engagé des concertations ce semestre avec des éditeurices et des traducteurices afin de réfléchir à une meilleure tarification au feuillet pour les projets qu’il aide financièrement. En juin 2024, lors de son dernier CA, l e CNL a pris sa décision : une des conditions d’attribution de la subvention aux éditeurices et de la bourse aux traducteurices est désormais une rémunération de la traduction à 23 euros le feuillet dactylographié de 25 lignes de 60 signes maximum ou 23 euros la tranche informatique de 1200 signes.
À plus long terme, la mise en place d’une révision régulière du tarif au feuillet est prévue, toujours dans le cadre des aides à la traduction, qui permettrait de tenir compte de l’inflation et d’introduire des augmentations du tarif plus régulières pour les traducteurices et moins brutales pour les éditeurices. Les modalités de ces révisions ne sont pas encore fixées.
Pour illustrer les enjeux, nous vous proposons ci-dessous un tableau comparatif de ce que pourrait être le revenu annuel d’un·e traducteurice selon sa productivité, le tarif actuel et les tarifs augmentés envisagés.
Revenus annuels projetés selon le prix de la tranche informatique
Volume annuel en signes | Soit, en tranches informatiques de 1 500 signes | Productivité par semaine (sur 47 semaines/an) | Revenu annuel brut au tarif actuel (21 € + 15 %) | Revenu annuel brut à 23 € + 15 % | Revenu annuel brut à 24 € + 15 % |
1 350 000 | 900 | 19 | 21 735€ | 23 805€ | 24 840€ |
1 500 000 | 1 000 | 21,3 | 24 150€ | 26 450€ | 27 600€ |
1 800 000 | 1 200 | 25,5 | 28 980€ | 31 740€ | 33 120€ |
Rappel : le SMIC annuel brut en 2024 s’élève à 21 204 €
Révision de la définition du feuillet
Au cours de la consultation du CNL, la question de la définition du feuillet a été évoquée pour tenter de trouver une définition unique, appliquée par toustes afin d’éviter le flou dans les contrats et d’assurer la nouvelle tarification adoptée. Il a été convenu de définir comme unité de base la tranche informatique de 1200 signes, espaces comprises ; ce comptage a l’avantage de faire disparaître la revalorisation de 15 à 30% dont la raison historique s’était perdue et qui était de plus en plus souvent perçue comme un « bonus » accordé aux traducteurices. Ajoutons que toutes les démarches dans ce domaine supposent une révision du Code des usages, qui sera donc l’un des prochains chantiers de l’ATLF.
Voici un récapitulatif des différentes hypothèses envisagées pour la définition du feuillet et son impact sur notre rémunération. Les calculs sont faits pour une production annuelle de 1 350 000 signes, et selon les hypothèses suivantes :
- Hypothèse 1 : 24 € la tranche de 1 500 signes avec revalorisation de 15 %
- Hypothèse 2 : 23 € la tranche de 1 200 signes sans revalorisation
- Hypothèse 3 : 24 € la tranche de 1 200 signes sans revalorisation
Tranche informatique | Tarif tranche | Revalorisation | Rémunération totale | ||
Tarif précédent | 1 500 | 21 | 15 % | 21 735 | |
Hypothèse numéro 1 | 1 500 | 24 | 15 % | 24 840 | Soit 14,29 % d’augmentation |
Hypothèse numéro 2 | 1 200 | 23 | 0 | 25 875 | Soit 19,05 % d’augmentation |
Hypothèse numéro 3 | 1 200 | 24 | 0 | 27 000 | Soit 24,22 % d’augmentation |
Rappelons tout de même que, malgré son rôle référentiel, la marge de manœuvre du CNL est assez limitée. Le Code des usages et les tarifs au feuillet retenus par le CNL ne sont que des préconisations, qui deviennent des conditions seulement dans le cas d’une demande d’aide au CNL, ce qui ne correspond qu’à une fraction réduite de toutes les traductions publiées chaque année.
En effet, les droits d’auteur ne relevant pas du Code du travail, il est impossible d’imposer un prix minimum au feuillet à tous les éditeurices comme c’est le cas du SMIC, par exemple. Actuellement, la fixation de prix par une association professionnelle relève du droit de la concurrence : à ce titre, toute entente sur un prix minimum au feuillet pourrait être qualifiée d’entente illicite (d’une pratique anticoncurrentielle sanctionnée à l’article L420-1 du Code du commerce).
Les discussions et négociations ont abouti à une modification du règlement des subventions à la publication de textes traduits et de celui des aides à la traduction du CNL à l’intention des traducteurices (lien vers règlement des aides sur site CNL). Réjouissons-nous de cette belle avancée ! Et comme annoncé précédemment, nous engageons un travail de révision du Code des usages qui entérinera ce qui sera, nous l’espérons de toutes nos forces, une amélioration de notre condition.