Terje Sinding nous présente son dernier Coup de coeur pour le roman de José Carlos Llop, Orient, traduit de l’espagnol par Edmond Raillard, récemment paru aux éditions Chambon.
par Terje Sinding
À la mort de sa mère, un universitaire d’une soixantaine d’années découvre la correspondance que celle-ci entretenait avec une certaine Sara Gorydz. Sa mère a connu Sara pendant la guerre, dans le Budapest occupé par les nazis. Le père du narrateur, incorrigible coureur de jupons, y était attaché de presse à l’ambassade d’Espagne, et Sara, juive polonaise, semble avoir été sa maîtresse.
Pour le narrateur, qui vit une passion amoureuse avec une de ses étudiantes et voit son propre mariage se déliter, les lettres de Sara Gorydz éclairent d’un jour nouveau les relations entre ses parents et entrent en résonance avec sa propre histoire. « Notre famille est une famille dédiée à l’amour, c’est-à-dire au désordre », lui a dit son père.
En découvrant l’étrange constellation amoureuse formée par Sara, son père, sa mère et l’amant de celle-ci, le narrateur comprend qu’il est l’héritier de ce qu’ils ont vécu. Il s’engage alors dans une profonde réflexion sur la nature de l’amour et du désir – réflexion qui passe par un dialogue avec Ovide et son Art d’aimer, mais aussi avec Radiations, où Ernst Jünger évoque sa passion pour la juive Sophie Ravoux. Apparaissent également d‘autres couples d’amants, comme Graham Greene et Catherine Walston, qui refusera toujours de quitter son mari pour Greene. Ou Dionisio Ridruejo, écrivain phalangiste devenu anti-franquiste, et la comtesse allemande Mechthild Podewils, espionne nazie. Amours impossibles, amours de loin, selon la formule du troubadour Jaufré Rudel.
« Toute histoire d’amour est une conversation », dit le narrateur. Le langage est consubstantiel à la passion amoureuse : les amants dialoguent à travers leurs corps, leurs corps investissent leur parole, la séduction passe par le verbe et le désir fait naître l’écriture. D’où ce détour par les écrivains pour nourrir la réflexion.
Mais il arrive un moment où la conversation se tarit, où le silence s’installe. L’échange se grippe, l’Autre s’éloigne, devient opaque, incompréhensible. Et ce phénomène, les femmes le ressentent en général avant même qu’il ne se produise. Elles possèdent en effet une lucidité qui fait cruellement défaut à leurs amants. Ce qui ne les préserve nullement de la souffrance, mais leur permet de prendre leurs distances tout en conservant leur dignité. José Carlos Llop donne ainsi le beau rôle aux personnages féminins de son roman, à commencer par celui de la grand-mère qui, en allant à confesse, lance au curé : « À part voler et tuer, mettez un peu de tout et donnez-moi l’absolution, révérend ; je ne suis qu’un être humain, et nous vivons dans une vallée de larmes qu’il faut égayer un peu, vous ne croyez pas ? » Mais la mère du narrateur n’est pas en reste : voyant son mari, puis son amant s’éloigner, elle saura donner le change. Tout comme Ana, sa femme. Et Miriam, l’étudiante avec qui il vit une passion ? Elle s’en va aussi, en lui laissant une lettre où elle lui demande si, finalement, elle n’a pas été sa Sophie Ravoux.
Des mois plus tard, alors qu’il n’a plus aucune nouvelle d’elle, le narrateur croit l’apercevoir sous la lumière pâle d’une devanture de cinéma. Il gare sa voiture comme il peut, court la retrouver et découvre une parfaite inconnue qui ne lui ressemble que par sa longue chevelure…
Avec Orient, José Carlos Llop nous offre une somptueuse méditation sur l’amour. Fort d’une longue familiarité avec l’œuvre de l’auteur majorquin, Edmond Raillard restitue magnifiquement son écriture luxuriante.