par Françoise Wuilmart
Oui, telle est ma devise, ma philosophie de la traduction littéraire bien comprise… En effet : n’embrasse-t-elle pas des siècles d’écriture sur le sujet ? Décoller : songez aux « Belles infidèles » de Georges Mounin, avec dans ses armoiries Cicéron, saint Jérôme, Schleiermacher ou plus près de nous le cibliste Jean-René Ladmiral… Déconner : heu… trop de noms à citer, et j’ai peur des représailles. Sans déconner : oui, tout est là ! Sans aucun doute. Mais encore ?
Je dirige un cycle postuniversitaire de formation en traduction littéraire (le CETL, créé en 1989) et parallèlement j’ai enseigné la traduction à l’ISTI (Bruxelles) durant de nombreuses années. Une question revenait et revient sans cesse sur les lèvres de mes étudiants : « Madame, jusqu’où puis-je m’éloigner du texte source ? Je comprends que cela veut dire ceci, mais si je le reformule à ma manière, en ne “respectant” pas l’original, est-ce fautif ? » (Ou pour les judéo-chrétiens : est-ce mal ?) Toute la problématique de la fidélité se résume à cette question, ou encore : à la vieille affaire du fond et de la forme. Pour les Parnassiens fond et forme ne formaient qu’un, mais c’est Henri Meschonnic qui en fera son cheval de bataille, en créant le concept de rythme. Rythme ici n’a plus rien à voir avec le tempo ou la cadence, le rythme c’est ni plus ni moins l’organisation du sens dans le discours. On pourrait calquer en disant : l’organisation du fond par le mouvement de la forme. L’organisation d’un ensemble ou d’un tout sémantique.
Quand j’enseignais la traduction, une étape importante selon moi était de déshabituer l’apprenant de la manie du calque, sans doute rassurante. Il s’agissait donc de lui inculquer la pratique d’une approche « saine » du texte. Je lui demandais de lire la première phrase, disons en allemand, une ou plusieurs fois si nécessaire, jusqu’à ce qu’il ait le sentiment d’avoir « bien tout compris ». Puis je le forçais à décoller ses yeux de la page – oui « forçais », et le terme n’est pas surfait – et le priais ensuite de me « raconter » ce qu’il avait lu. S’il entamait sa réponse par « heu eh bien… » c’était bon signe, cela annonçait qu’il allait parler spontanément. Neuf fois sur dix, sa paraphrase était le début d’une excellente traduction : s’il avait effectivement « bien tout compris », il trouvait automatiquement les termes appropriés dans sa langue, sans songer aux entrées du dictionnaire, car il traduisait un contexte, un tout : il organisait le sens saisi par lui dans le mouvement de sa parole englobante. Comme Monsieur Jourdain, il faisait du Meschonnic sans le savoir. Poursuivant de la même manière, il arrivait à la fin, disons, du paragraphe, qu’il transcrivait alors dans sa traduction « spontanée ».
Au fond, cette pratique était ce que l’éminente Marianne Lederer (professeur honoraire à l’ESIT et longtemps directrice de cet établissement ) appelle « déverbalisation », celle qui amène les interprètes, pressés de rendre le sens exact dans la langue d’arrivée, à oublier carrément la formulation originelle et à parler … naturellement. C’est ainsi que procédait aussi » La femme aux cinq éléphants », Svetlana Geier qui a traduit en allemand les cinq ouvrages majeurs de Dostoïevski. Dans le très beau documentaire de Vadim Jendreyko, elle décrit ce même processus de déverbalisation qui préside à sa traduction. Donc, le sens n’est pas à chercher dans le mot, ou la juxtaposition de mots du dictionnaire, dans le « signe », comme l’appelle Meschonnic, mais dans un ensemble globalisant qui colore chacun des signes d’une tonalité particulière. Tout est donc dans le rythme meschonnicien: « Organisation dans le langage des marques par lesquelles les signifiants linguistiques et extralinguistiques (dans le cas de la communication orale surtout) produisent une sémantique spécifique distincte du sens lexical. » C’est donc le rythme ainsi conçu qui permet de reformuler avec précision un sens engendré par l’ensemble ! Car comme le dit si génialement Meschonnic (encore lui !) : le poème ne « dit » pas, le poème « fait ».
Bien sûr il y a des degrés divers dans le processus de déverbalisation qui dépend aussi de l’affinité entre langue source et langue cible, et de bien d’autres facteurs, comme le style de l’auteur. Pourtant, dès lors que la phrase ou le texte est saisi dans son « rythme », et donc dans sa globalité fond/forme … les mots pour le dire arrivent plus aisément. Cette globalité sémantique, Meschonnic l’appelle « le continu ». Les mauvaises traductions traduisent des signes et donc du discontinu. C’est à ce continu que l’on donne parfois le nom de « souffle » ou de voix » du texte.
Mais un autre problème surgit ici : celui de la « lecture ». Ma Madame Bovary est-elle la même que la vôtre ? Celle du film de Claude Chabrol correspond-elle à l’image qui se formait dans ma tête à la lecture de Flaubert ? A-t-elle pour moi les traits d’Isabelle Huppert ? C’est bien là que le bât risque de blesser : le traducteur ne devrait-il pas repérer toutes les lectures possibles d’un texte pour éviter de ne traduire que la sienne propre ? Traduire ma prise de sens personnelle serait une autre manière de « décoller en déconnant »… Privilégions donc la polysémie de l’original, enfouie non dans le mot pris séparément, mais dans le continu du rythme, dans la tonalité générale du tissu poétique.
En conclusion, je laisserai bien évidemment la parole à mon cher Henri qui décidément a tout dit sur le sujet :
« La concordance de bon aloi n’est pas une question de mots, mais une question de rythme. Il y a donc une éthique du traduire qui est une écoute du continu dans le poème, et l’écoute non de ce que dit mais de ce que FAIT le poème, et il n’y a une éthique du traduire que dans cette écoute ! »
À nous, traducteurs de reFAIRE le poème après l’avoir bien écouté… pour mieux décoller sans déconner…