La chronique de Corinna Gepner
« Décompression » : d’emblée, le titre (français) du dernier roman traduit de Juli Zeh nous ouvre un horizon que l’on devine chargé. De la nécessité bienvenue de « décompresser », on passe très vite à ces paliers de décompression qu’il faut respecter quand on fait de la plongée sous-marine sous peine d’accidents graves, voire mortels. C’est là tout un programme, qui se déploie magistralement dans un roman brillant, incisif, caustique et particulièrement retors.
Qu’on en juge : Jola von der Pahlen, actrice d’une série télévisée qui cherche à obtenir le rôle de sa vie, et son compagnon, Theo Hast, écrivain raté, débarquent sur l’île de Lanzarote pour faire un stage de plongée avec Sven, juriste en rupture de ban, qui a depuis longtemps quitté la « zone de conflits », comme il appelle l’Allemagne. Sven a refait sa vie loin des contraintes mortifères de la société et croit être en paix avec lui-même. Ces apparences rassurantes ne vont pas tarder à voler en éclats sous l’influence du couple berlinois, visiblement moins soudé par l’amour que par la haine. S’ensuit un étrange jeu à trois, cruel et imprévisible, où l’on finit par ne plus savoir qui manipule qui. D’autant que la narration s’attache à brouiller les pistes en proposant au lecteur le récit de Sven et, en contrepoint, le journal de Jola, qui diverge sensiblement de la version du moniteur de plongée. Qui croire ? Et faut-il absolument croire en une vérité objective des événements au-delà de la perception qu’en ont les protagonistes ?
Mais là encore Juli Zeh nous entraîne plus loin, dans une remise en question de la nature même de ce que nous vivons et croyons être. Car tous les personnages, quel que soit le rôle qu’ils jouent dans l’intrigue, arrivent à un moment ou à un autre aux limites d’eux-mêmes, là où leur vérité propre les rattrape, sans pour autant leur donner plus de consistance intérieure, au contraire… Dès lors, le récit prend des allures de voyage dans des contrées extrêmes, où le décor minéral et peu accueillant de l’île est comme le symbole de cette incertitude qui habite le cœur du roman.
Le traducteur, Matthieu Dumont, a manifestement pris grand plaisir à naviguer dans ces eaux troubles, dont il restitue à merveille les dangers et les beautés imprévues. Diversité des registres, technicité des passages de plongée, tout est rendu avec beaucoup de finesse, de précision et de talent.
Juli Zeh
Décompression
Traduit de l’allemand par Matthieu Dumont
Éditions Actes Sud, 2013
« Le monde est ce qu’il est parce qu’il y a des observateurs qui le regardent exister. » Cette phrase, extraite de L’ultime question, autre roman de Juli Zeh, pourrait passer pour le meilleur résumé de ce polar déconcertant, qui entraîne le lecteur dans des abîmes insoupçonnés. Deux des protagonistes sont physiciens quantiques et l’un d’eux, Sebastian, défend la théorie d’un univers où existeraient tous les possibles. Comment, dès lors, pourrions-nous avoir affaire à une histoire simple, avec un crime, un mobile, une enquête ? L’histoire se transforme en équation, les protagonistes en figurines de jeu d’échecs – car, pour couronner le tout, on apprend bien évidemment les règles du jeu au moment même où il faut commencer à jouer. Autant dire que la partie est rude.
Or, dans ce qui pourrait n’être qu’un jeu intellectuel brillant, l’auteure déploie la puissance de l’amour et de la compassion, comme ce qui lie les êtres entre eux et les empêche de voir le sol s’ouvrir sous leurs pieds. Cet amour emprunte parfois des voies bien étranges pour se manifester : ainsi, le commissaire chargé de démasquer l’assassin a tôt fait de se convaincre que sa mission est plutôt de le sauver – de lui-même et de la justice terrestre. Mais l’étrangeté est ici le symptôme d’une conscience aiguisée, qui comprend ce que cachent les apparences et qui ose agir à l’encontre des idées reçues. Il faut dire aussi que le commissaire – Schilf de son nom, « roseau » – n’est peut-être pas tout à fait celui qu’on pourrait croire…
Un récit qu’on suit avec perplexité, fascination, amusement aussi car il est très drôle, et que la traduction, de très haute tenue, sert à merveille.
Juli Zeh
L’ultime question
Traduit de l’allemand par Brigitte Hébert et Jean-Claude Colbus
Actes Sud, coll. Babel, 2013
Corinna Gepner
Décembre 2013