Un billet signé Edith Soonckindt
Le phénomène n’est plus tout à fait neuf, mais il n’en est pas moins inquiétant et me semble aller croissant, celui qui consiste à faire traduire en français des manuscrits encore inédits en anglais, et donc parfois très incomplets, ou encore imparfaits, au moment de leur traduction.
Certains l’attribuent au phénomène Harry Potter, où les éditeurs français auraient été “doublés” par nombre de lecteurs français impatients de connaître la suite, qu’ils ont alors achetée en anglais puisqu’elle n’était pas encore disponible en français… Il se peut que ce soit cela, oui, ou bien, de plus en plus fréquemment, le désir de caler la sortie française sur l’américaine ou l’anglaise pour bénéficier des retombées marketing.
Corollaire tout aussi inquiétant, le racourcissement du temps de traduction, trois mois au lieu de six, avec pour conséquence un travail manquant de recul, donc de qualité, et pouvant par ailleurs être préjudiciable à la réputation de l’impuissant traducteur.
En ce qui me concerne, cela a débuté en 2003 par cette curiosité : quand j’ai reçu le texte inédit de The Lovely bones à traduire – La Nostalgie de l’ange, futur best-seller inattendu – le dernier chapitre n’existait tout bonnement pas ! Cela ne m’a demandé, il est vrai, aucun effort supplémentaire à part celui de devoir le traduire in extremis, mais cela signalait néanmoins l’apparition d’un tournant dans la traduction de langue anglaise, pour certains ouvrages en tout cas.
Cela a continué en 2004 avec Ne m’oubliez pas de Trezza Azzopardi (publié en 2006), qui n’avait pourtant rien du best-seller annoncé, et qui d’ailleurs ne l’a pas été, mais que j’ai reçu sous forme de manuscrit. Encore inexpérimentée à l’époque, j’ai vaillemment encodé toutes les modifications de dernière minute – non signalées par l’auteur – sans ciller, en dépit de la deuxième relecture anglais/français, et donc de tout le travail supplémentaire, que cela nécessitait.
Puis en 2005 j’ai dû traduire Les Cinq personnes que j’ai rencontrées là-haut, de Mith Albom – best-seller prévisible, celui-ci – et là j’ai été confrontée une nouvelle fois au “work in progress” du manuscrit inédit en anglais, sauf que, de nouveau, je ne l’ai appris qu’en fin de parcours. Je n’avais pas saisi non plus ce que cela comportait vraiment au niveau de la finalisation.
Et, de fait, tout comme Trezza Azzopardi, sieur Albom avait effectué une kyrielle de modifications de dernière minute, et bien que cet auteur chevronné soit automatiquement traduit en de multiples langues, il n’avait absolument pas pris la peine de signaler lesdites modifications, qui là étaient très nombreuses : permutation de paragraphes qu’il fallait repérer et aller repêcher à l’autre bout du livre, suppression de passages compliqués (par exemple sur le base-ball) qui avaient demandé des heures, remplacés par d’autres qui ne l’étaient pas moins et qu’il fallait à présent traduire dans l’urgence !
Résultat : un surplus de travail insensé, en dernière minute qui plus est, avec tout le stress que cela comporte à la clé. Dans ce cas-ci, je me dois néanmoins de saluer l’attitude pour le moins respectueuse de l’éditeur (Oh éditions), qui m’a demandé de son propre chef de lui facturer les heures supplémentaires passées sur ce travail ! Et c’est bien sûr ce qui, dans l’idéal, devrait être négocié, à chaque fois que ce genre de prouesse est demandé, dont les éditeurs ne mesurent pas toujours l’ampleur.
Après quoi, le phénomène du manuscrit non définitif est devenu assez fréquent pour certains livres traduits de l’anglais, ou pour certains éditeurs, et j’ai appris à prendre les devants, ce que je recommande à tout traducteur moins aguerri de faire : et d’une, je me renseigne à présent systématiquement sur l’état d’avancement du texte à traduire – et me réserve le droit de refuser en conséquence, un luxe que l’on ne peut hélas que rarement s’offrir – ; et de deux, par mesure de précaution, je ne relis éventuellement pas les textes anglais et français au fur et à mesure – mais cela m’oblige à changer ma méthode de travail, ce qui m’handicape – ; et de trois j’informe dès le départ et clairement l’éditeur du surcroît de travail et du changement de méthode que de telles exigences peuvent occasionner. Car il est possible que, en toute innocence et ignorance du processus de traduction, il n’en soit pas conscient. C’est ce que j’ai fait pour Le Chardonneret, fameux best-seller s’il en est, où j’ai travaillé à partir des épreuves non définitives pour une bonne partie du roman, devais absolument relire l’anglais et le français au fur et à mesure étant donné l’urgence qui entourait cette traduction, et n’ai donc pas pu intégrer tous les changements de dernière minute faute de temps, ce que l’éditeur a dû accepter de bonne grâce puisqu’il avait lui-même fixé des limites temporelles déjà fort difficiles à tenir sans les fameux changements !
Au prix où nous sommes payés – 3,95 euros net de l’heure en ce qui me concerne vu mon nombre de relectures – il me semble qu’il y a des limites à ce qu’un traducteur peut humainement assurer, et si les éditeurs ne le comprennent pas d’eux-mêmes, il est dans notre intérêt, et dans l’intérêt de tous d’ailleurs, de le leur faire comprendre gentiment mais fermement avant toute signature : nous traduirons un livre une fois, pas deux, et de préférence dans des délais raisonnables. C’est en étant tous solidaires sur ce point-là que nous arriverons à nous faire respecter, et à ne pas perdre de contrat si nous réagissons tous de la même manière en “osant” rappeler les limites de nos fonctions, qui sont avant tout artistiques et devraient cesser d’être tributaires d’impératifs commerciaux stressants et infiniment préjudiciables à la qualité des livres mis sur le marché, ainsi qu’à nos réputations dans la foulée, sans parler du malheureux lecteur se retrouvant devant des textes hautement imparfaits pour cause d’un maximum de travail en un minimum de temps.
Le livre est menacé ? Face à de telles pratiques et à la qualité médiocre – traductions ou pas, d’ailleurs – de ce qui est régulièrement déversé sur le marché, l’on ne peut guère s’en étonner !