En hors d’œuvre, Truite à la slave, d’Andreï Kourkov. Ou l’histoire de Vania Soleïlov, détective privé de son état, qu’une de ses enquêtes mène plus loin qu’il n’aurait pu l’imaginer : à la rencontre de lui-même, et ce au fil des plats qu’il déguste chaque soir au Casanova, restaurant où il a ses habitudes. Ces plats, dont une exquise truite à la slave, lui sont servis sur les instructions du grand chef Dimytch Nikodimov, qui a laissé d’énigmatiques dispositions testamentaires avant de disparaître sans explication. De dîner en dîner, seul ou en compagnie de Véra, la nièce du chef, ou des deux serveurs, Soleïlov va faire un voyage inattendu dans son passé.
Le texte est insolite, intriguant, prenant, avec un fond de grotesque plus ou moins marqué selon les moments et que la traduction fait ressortir à merveille, comme une mélodie sous-jacente qui donne sa tonalité à l’histoire.
Andreï Kourkov
Truite à la slave
Traduit du russe par Annie Epelboin
Éditions Liana Levi, 2013
« L’homme qui savait la langue des serpents », un titre énigmatique, bien à la mesure de cet étrange roman de l’Estonien Andrus Kivirähk. Cet homme, c’est Leemet, narrateur d’une histoire toute de bruit et de fureur qui se passe en Estonie, à une époque lointaine où coexistent peuples de la forêt et des champs, tenants des traditions sylvestres et adorateurs du Christ. La lisière de la forêt constitue une ligne de partage entre « anciens » et « modernes » – des catégories qui se révèlent toutefois plus complexes au fur et à mesure que l’intrigue progresse.
Qui sont les anciens ? Les hommes des forêts, qui vivent en accord avec les usages du passé, communiquent avec les animaux par le biais de la langue des serpents, chassent et mangent de la viande. Mais ils sont loin de former une population homogène et, chez certains d’entre eux, l’amour des traditions s’est transformé en une idolâtrie bornée et dévastatrice qui provoquera les pires catastrophes. Sans compter qu’ils sont de moins en nombreux car, faute d’avenir, les jeunes et moins jeunes partent s’installer au village pour devenir des agriculteurs et vivre sous la férule de quelques grands seigneurs adeptes du droit de cuissage.
Regroupés sous l’autorité du bon pasteur Johannes, chrétien convaincu, les villageois mènent une vie d’esclaves consentants et rêvent, pour les hommes, de devenir moines, et pour les femmes, de finir dans la couche d’un des seigneurs. S’ils paraissent représenter l’avenir, ils sont dépeints comme des nigauds superstitieux et dangereux.
Leemet, lui, se retrouve par la force des choses entre ces deux mondes : malheureusement incapable de faire vivre l’un, celui de ses origines, et d’adhérer aux règles de l’autre, celui où habite la belle Magdaleena. Ballotté entre les deux, conscient de vivre dans un univers crépusculaire menacé de disparition, il essaie désespérément de trouver sa place, au prix d’une orgie de violence qui le rejettera sur des rivages doublement désertés.
Ce livre d’une grande violence, traversé par des bouffées de poésie, paraît habité d’une profonde tristesse, la tristesse de celui qui voit trop clair et qui sait que les idéologies, de quelque bord qu’elles soient, ne sauraient apporter le salut. Qui n’idéalise pas le passé, qui ne fétichise pas le progrès, mais qui essaie de tailler un univers à la mesure de l’individu et de ses ambiguïtés. Tâche vouée à l’échec, qui se clôt sur un lent déclin, empreint de mélancolie, au terme d’une épopée sanglante et douloureuse.
Il fallait sans doute beaucoup de maîtrise pour tenir ce texte de bout en bout, et sa traduction peut apparaître comme un tour de force. On sent l’énergie qui anime le roman, on entre dans cet univers étrange, cru, comique, désespéré, insolite, qui déroute autant qu’il captive. C’est une œuvre dérangeante, qui donne envie d’en savoir plus sur la littérature de l’Estonie.
Petit bonus : la jaquette du livre comporte un paragraphe sur le traducteur en plus de la présentation de l’auteur…
Andrus Kivirähk
L’homme qui savait la langue des serpents
Traduit de l’estonien par Jean-Pierre Minaudier
Éditions Attila, 2013
Corinna Gepner
Juillet 2013