La chronique de Corinna Gepner
L’argument paraît mince : un jour, un homme découvre dans un champ une corde qui s’enfonce dans la forêt voisine. Une fois passée la perplexité initiale, quelques-uns des villageois décident de la suivre pour voir où elle mène. Cette première expédition, qui se solde par un échec, attise la volonté des hommes de repartir, cette fois sans savoir où les mènera leur quête. Les femmes, elles, restent au village et s’installent dans l’attente.
Cet étrange roman de Stefan aus dem Siepen déroule avec une efficacité remarquable une sorte de fil d’Ariane qui, loin d’indiquer la sortie du labyrinthe, attire au contraire les protagonistes au plus profond de l’inconnu. Aucun des membres du groupe d’explorateurs téméraires ne se doute de ce qui l’attend au cours de ce voyage dont le but se dérobe sans cesse.
Très vite, les passions s’exacerbent, les dissensions apparaissent, l’ordre qui régissait cette communauté paisible se fissure. Un homme prend le pouvoir, l’instituteur Rauk. Affligé d’un pied-bot, accompagné de deux molosses pour lesquels il semble éprouver un attachement étrange, l’homme s’impose comme le grand tentateur : cet orateur hors pair sait secouer les pusillanimes, insuffler le désir de conquête, la foi en un objectif dont le caractère dérisoire n’a d’égal que la ferveur qu’il suscite. Rauk, le joueur de flûte qui conduit ses compagnons toujours plus loin au fond des bois… Et pendant que les hommes marchent, les femmes attendent, assises à l’orée de la forêt. Elles attendent le retour de leurs compagnons pendant que les récoltes sèchent sur pied. Jusqu’au jour où un orage de grêle ravage les champs et les contraint à abandonner les lieux pour un ailleurs problématique.
Avec ce conte énigmatique, ancré dans une nature dont on ne sait jamais si elle est paradis ou enfer, Stefan aus dem Siepen déploie des significations multiples qui conduisent son lecteur sur d’étranges chemins : fable sur le délitement des sociétés, parabole sur l’histoire allemande, réflexion sur les conflits de l’âme humaine, il y a de tout cela. Ces aperçus sont pourtant loin d’épuiser la portée du texte, le « sens » dont on le suppose porteur. Derrière les personnages, en effet, derrière les situations, on sent à l’œuvre des forces complexes de destruction et de renouvellement. Il y a dans ce court roman une densité qui tient à la profondeur de son matériau fantasmatique. Il possède toute l’habileté retorse des contes de fées qui, par le biais d’histoires à la simplicité trompeuse, brouillent les repères jusqu’à dessiner des routes inédites que l’on pressent plus qu’on ne les voit. Des routes qui ne sont plus un moyen d’aller d’un point A à un point B, mais une plongée dans une dimension insoupçonnée de l’être. Prudence, donc, quand on s’engage sur pareil chemin…
Le texte est magnifiquement servi par une traduction limpide et dense, qui déroule son fil jusqu’au bout avec une cohérence remarquable.
Stefan aus dem Siepen
La Corde
Traduit de l’allemand par Jean-Marie Argelès
Éditions Écriture, 2014
Les Histoires enfantines de Peter Bichsel nous entraînent elles aussi sur de bien curieux sentiers. Un homme passe sa vie à inventer des choses qui existent déjà, un autre cherche à oublier tout ce qu’il sait, un troisième décide de partir droit devant lui pour vérifier si la terre est ronde, un autre encore choisit d’intervertir les noms des objets et de se créer une langue comprise de lui seul… Doux dingues ? Pas vraiment. La force subversive qui se déploie dans les histoires prétendument inoffensives de Bichsel est proprement redoutable, elle donne le vertige. L’air de rien, le quotidien se déconstruit, le monde perd ses contours, le sol se dérobe sous les pieds. On y retrouve la même sensation d’étrangeté que lorsqu’on se regarde dans une glace jusqu’à ne plus se reconnaître. Troublante expérience, qui fait émerger l’inconnu au cœur du quotidien le plus trivial.
On rit à la lecture de ces textes, d’un rire ambivalent, tout à la fois acquiescement et rejet, crainte et complicité. Et l’on soulignera le tour de force que constitue la traduction de ces petits bijoux de concision où chaque mot doit être en place sous peine de détruire l’équilibre du récit.
Peter Bichsel
Histoires enfantines
Traduit de l’allemand par Claude Maillard et Marc Schweger
Le nouvel Attila, 2014