La chronique de Corinna Gepner
« Peut-être que les gens que j’ai sauvés sont plus nombreux que ceux que j’ai tués. » Entendez par là ceux sur qui Mario Rigoni Stern, jeune chasseur alpin envoyé sur le front de l’est au cours de la Seconde Guerre mondiale, n’a pas tiré… Cette phrase résume, me semble-t-il, l’homme Rigoni Stern. Dans un volume d’entretiens avec Giulio Milani publié en français aux éditions Arléa, l’écrivain italien revient longuement sur la période de la guerre, qui a marqué sa vie et sans doute décidé en grande partie de sa
« carrière » d’écrivain. On a du mal à dire « vocation » ou « carrière » tant il y a peu de pose chez Rigoni Stern. Ce sont plutôt les événements de sa vie qui l’ont poussé à écrire, comme une sorte d’exutoire naturel, qui ne s’embarrasse à aucun moment de considérations éditoriales et commerciales. Il écrit ce qui lui vient, au moment où il sent que se fait jour la nécessité d’écrire. Sur la guerre, sur sa région, sur la forêt…
Un des aspects marquants de ce dialogue, c’est la profondeur de l’expérience humaine qu’il recèle et la simplicité avec laquelle celle-ci est dite et transmise à l’interlocuteur et, par suite, au lecteur. L’humain passe avant toute autre considération et c’est ce qui permet la compréhension là où l’intellect fait faillite. Dans un passage saisissant, Rigoni Stern parle ainsi de ses veilles de nuit sur le front est, en Sibérie, et de sa prise de conscience de l’inévitable défaite du camp fasciste par la simple perception de l’immensité de la steppe… Ces quelques lignes me paraissent emblématiques d’une conscience qui s’inscrit admirablement dans la vie, au travers d’un rapport étroit avec la nature, où elle puise sans doute une grande partie de sa force. Une force dont il aura besoin pour survivre, car telle est pour lui la leçon primordiale de cette guerre : il ne s’agit pas de gagner, mais de durer jusqu’à ce que le cauchemar et l’horreur prennent fin. Est-ce à dire que l’on retrouvera ensuite une vie normale ? Jamais vraiment, sans doute, mais suffisamment pour se remettre à travailler, pour se ressourcer dans la nature, pour aimer, pour écrire.
Chez Rigoni Stern, l’écriture semble si intimement liée à la vie, si nécessaire, qu’elle en perd sa dimension « littéraire » pour devenir expression vitale au même titre que le souffle ou la parole. Cette forme-là d’authenticité est bouleversante. La traduction de ce recueil d’entretiens s’attache avec sensibilité à rendre la parole de Rigoni Stern, à épouser son débit, ses intonations, et elle contribue très largement à faire entendre au mieux cette « voix » si singulière par sa simplicité même.
Mario Rigoni Stern
L’histoire de Mario – Conversation avec Giulio Milani
Traduit de l’italien par Maude Dalla Chiara et Frédérique Laurent
Éditions Arléa, 2014
Avec Nii Ayikwei Parkes, romancier ghanéen, nous partons pour un grand voyage. L’intrigue nous introduit d’emblée dans un univers aux frontières du réel et du fantastique : dans un village reculé du Ghana, une jeune femme de passage fait une découverte macabre. Intriguée par une odeur nauséabonde, elle pénètre dans la case d’un dénommé Kofi Atta, où elle aperçoit une petite masse sanguinolente. La jeune femme en question étant la maîtresse d’un ministre, la police s’empare immédiatement de l’affaire et fait appel, de manière plutôt coercitive, il faut bien l’avouer, au jeune médecin légiste Kayo Odamtten. Entre légendes de village, vin de palme et techniques modernes d’investigation, Kayo va mener l’enquête, tout en sachant qu’on ne lui demande pas de découvrir ce qui s’est réellement passé, mais de concocter une histoire qui permettra à l’inspecteur principal responsable de l’enquête de poursuivre sa fulgurante ascension.
On se gardera bien de déflorer l’intrigue, qui joue avec subtilité sur la rencontre entre tradition et modernité et réserve plus d’une surprise. Rien de convenu dans cette histoire, les clichés sont convoqués pour être réinterprétés et replacés dans un cadre de compréhension plus vaste où ne cessent de s’affronter le bien et le mal, la violence et l’amour, les passions et la raison.
Il n’est jamais facile d’introduire un peu de mesure dans un monde où les appétits et les émotions prennent constamment le pas sur la conscience des intérêts communs. Certains, heureusement, s’y emploient, comme le vieux chasseur Yao Poku, qui, au travers d’une étrange histoire, guide Kayo dans les méandres d’un univers où les vivants sont en étroite relation avec les morts.
Le grand charme de ce roman tient aussi à sa richesse linguistique foisonnante : à l’anglais viennent se mêler le twi, langue parlée dans certaines régions du Ghana, et le pidgin ghanéen. La traduction française restitue avec une virtuosité éblouissante cet entrelacement de langages, parfois parlés alternativement par un même personnage en fonction du contexte et des interlocuteurs. Une grande partie de ce tour de force réside dans le fait qu’à aucun moment, on n’a le sentiment d’un « exotisme » : la mélodie des langages s’impose et nous ouvre un univers linguistique jubilatoire, où les mots, les tournures de phrase, les expressions inédites élargissent le champ de la pensée et du sentiment. Bref, on ne saurait trop conseiller la lecture de ce roman, dont la version française vient d’ailleurs d’être distinguée par le prix Mahogany du roman 2014.
Nii Ayikwei Parkes
Notre quelque part
Traduit de l’anglais (Ghana) par Sika Fakambi
Éditions Zulma, 2014