1939 : dans la montagne qui surplombe le village où elle vit, Marita se fait avorter. Elle est enceinte de son futur beau-frère, Ragnar. Le lendemain, elle quittera les îles Féroé pour rejoindre son fiancé, parti un an plus tôt faire des études au Danemark. Ce voyage, elle en a toujours rêvé : elle veut découvrir les larges boulevards de Copenhague, prendre le train, goûter cette modernité qui n’est pas encore arrivée dans ses îles natales. Elle ignore que ce sera un voyage sans retour.
Deux générations plus tard, sa petite-fille – la narratrice du roman – fait le voyage dans l’autre sens. Sa grand-mère vient de mourir et son grand-père n’est plus que l’ombre de lui-même. Son enfance a été bercée par leurs récits et elle a toujours été attirée par leurs îles, qu’elle ne connaît guère. Tiraillée entre deux cultures, nourrie des contes et légendes des Féroé, mais danoise par son éducation, elle espère renouer avec ses origines.
Ses grands-parents ont souvent caressé l’idée d’un retour au pays, mais ils ont fini par prendre racine au Danemark. Son grand-père est devenu maître d’école et sa grand-mère a trouvé un emploi dans une fabrique de poupées. Leur fille – la mère de la narratrice – fréquente l’école où enseigne son père, et la petite famille rentre parfois aux îles Féroé pour les vacances. En somme, leur histoire est celle de tant d’émigrés de la première génération. Et leur vie n’est peut-être pas exactement celle dont ils ont rêvé.
Mais le grand-père de la narratrice, passionné de lecture, lui fait découvrir l’Odyssée, et le voyage d’Ulysse devient petit à petit le fil conducteur du roman. Sans doute le grand-père s’identifie-t-il inconsciemment au héros grec, dont le retour au pays est perpétuellement empêché. Et cette errance finit par former un soubassement mythique à la quête de la narratrice. Elle veut retrouver son Ithaque, elle veut rentrer chez elle.
Dans ce roman, Siri Ranva Hjelm Jacobsen met en scène le conflit entre le besoin d’appartenance et l’envie de connaître d’autres horizons. La narratrice part à la recherche d’un endroit où prendre racine, mais son Ithaque se dérobe sans cesse. Et son désir de retour répond symétriquement au désir de départ de ses grands-parents. Finalement, le propre de l’homme n’est-il pas de tendre vers un ailleurs ? Nous sommes constamment en mouvement, nous dérivons comme ces îles flottantes dont parle le grand-père de la narratrice. Ou comme cette île inatteignable, Mykines, évoquée par sa grand-mère. D’après les légendes, Mykines serait justement une île flottante échouée au large de Vágar, où Marita est née. La narratrice veut y aller, mais chacune de ses tentatives tourne court. D’ailleurs, sa grand-mère affirmait que l’île s’échappait parfois, profitant d’une tempête ou de l’obscurité d’une nuit d’hiver…
D’une apparente simplicité, l’écriture de Siri Ranva Hjelm Jacobsen est d’une rare densité. Elle alterne les phrases courtes, parfois brutales, et les images d’un baroque fulgurant. Avec une grande économie de moyens, elle parvient à faire vivre une nature animée où les herbes galopent, où les montagnes bougent et où les vieilles dames conversent avec les mouettes. Certains critiques y ont vu une parenté avec le réalisme magique latino-américain, mais on peut aussi y trouver un air de famille avec ce grand écrivain originaire des îles Féroé qu’était William Heinesen (Les Musiciens perdus). Pour traduire cette prose, il fallait trouver un subtil équilibre. Andreas Saint-Bonnet parvient magistralement à se maintenir sur la ligne de crête.
Île, de Siri Ranva Hjelm Jacobsen Traduit du danois par Andreas Saint-Bonnet Éditions Grasset, 2020