Le coup de cœur de Terje Sinding

Terje Sinding nous livre son coup de cœur pour Mâchoires, roman de Mónica Ojeda, paru aux éditions Gallimard. La traduction de l'espagnol (Equateur) est signée Alba-Marina Escalón.

Le boom littéraire latino-américain des années 1960 et 1970 était presque exclusivement masculin.

Aujourd’hui, alors que les lettres latino-américaines connaissent à nouveau une vitalité exceptionnelle, les femmes occupent le premier plan. Les Argentines Selva Amada, Mariana Enriquez et Samanta Schweblin, la Chilienne Lina Meruane, les Mexicaines Fernanda Melchor et Guadalupe Nettel ont déjà conquis un important lectorat international.

Elles sont désormais rejointes par l’Équatorienne Mónica Ojeda, dont Gallimard vient de publier le fascinant et terrifiant Mâchoires.

Ce conte aux accents gothiques s’organise autour du personnage de la jeune Fernanda Montero. Lycéenne brillante et effrontée, passionnée de romans et de films d’horreur, elle se réveille un matin pieds et poings liés dans une cabane au fin fond de la forêt amazonienne. Fernanda a beau appartenir à une famille riche, elle comprend vite que son enlèvement n’a pas pour but une demande de rançon. En effet, sa ravisseuse n’est autre que Clara López Valverde, sa professeure de lettres. Pétrie de névroses et de tics obsessionnels, Clara est obsédée par le souvenir de sa mère morte, qui ne manquait jamais une occasion de l’humilier, mais dont elle a fini par adopter le métier d’enseignante et la façon de s’habiller. Surtout, elle est profondément traumatisée par l’agression que deux élèves lui ont fait subir dans le lycée où elle enseignait auparavant.

Fernanda est élève au Collège-Lycée bilingue Delta, High-School-for-Girls, un établissement lié à l’Opus Dei et fréquenté par les jeunes filles de la haute société de Guayaquil. Avec des camarades de lycée, elle forme une bande qui a investi un immeuble abandonné en pleine construction. En font partie les jumelles Ximena et Natalia, Analía, Fiorella et Annelise van Isschot, la meilleure amie de Fernanda, sa « siamoise de hanche », comme elle l’appelle.

Les jeunes filles se lancent des défis – courir à reculons sur le rebord du toit terrasse, se donner des coups dans l’estomac jusqu’à l’évanouissement, se laisser tomber dans les escaliers. Elles échappent pour un temps au monde strict et répressif du lycée et se livrent au culte d’un mystérieux dieu blanc dont Annelise est la grande prêtresse. Fernanda et Annelise s’adonnent aussi à des rituels de vampirisme : Annelise demande à son amie de la mordre jusqu’au sang.

Mais les relations entre Fernanda et Annelise se détériorent. Intelligente et manipulatrice, Annelise profite d’un devoir donné par Clara pour rédiger un texte aussi cruel que troublant. Elle dresse sa professeure contre Fernanda, décrit le mélange de fascination et de répulsion qu’elle éprouve en surprenant son amie en train de se masturber, parle de son dieu blanc, qui lui inspire une terreur mêlée de désir. Une nuit, après avoir perdu connaissance, elle découvre à son réveil une tache blanche et gluante, semblable à ses sécrétions vaginales. « Je n’ai jamais eu autant de plaisir que cette nuit où j’ai perdu le contrôle, dit-elle. Pour la première fois, j’ai ressenti une véritable horreur. Et cette horreur était, aussi, un orgasme. »

En découvrant ce texte, Clara voit sa raison déjà fragile basculer définitivement. Elle veut donner une leçon à Fernanda, car une enseignante est comme une mère, et une mère donne des leçons à ses enfants. Le roman se clôt par un dernier face à face entre Fernanda et sa professeure. L’issue en demeure incertaine, mais on devine qu’elle sera terrible.

Relations troubles entre adolescentes, rapports de pouvoir et de désir entre élèves et enseignantes, liens mère-fille toxiques (à ceux qui unissent Clara et sa mère répond le rejet des mères de Fernanda et d’Annelise pour leurs filles) : Mónica Ojeda nous décrit un univers féminin d’une grande violence. Donner en français un ton juste à ce récit cruel mais parfaitement maîtrisé a dû être un véritable défi. Alba-Marina Escalón a brillamment su le relever.

Couverture du livre Mâchoires de Maria Ojeda
MONICA OJEDA
Mâchoires
Traduit de l’espagnol (Équateur) par Alba-Marina Escalón Gallimard, 2022