Terje Sinding nous livre son coup de cœur pour Ali et sa mère russe, roman d'Alexandra Chreiteh, paru aux éditions Perspective cavalière dans une traduction de France Meyer.
Le 12 juillet 2006, quand Israël déclare la guerre au Liban, la narratrice est en train de manger des sushis avec des copains. Plus question pour elle de partir en vacances chez son amie Amal, à Tripoli, ni de rejoindre son fiancé à Nabatieh, dans le sud du pays. Comme elle a la double nationalité libano-russe, elle décide finalement de profiter de l’opération de rapatriement organisée par l’ambassade russe et se retrouve dans un bus faisant route vers Lattaquié, en Syrie. En quarante-huit heures, l’étudiante insouciante s’est transformée en réfugiée.
Le voyage sera long et éprouvant. On étouffe dans le bus, car le chauffeur refuse de mettre la climatisation sous prétexte que l’essence pourrait manquer. L’atmosphère devient d’autant plus irrespirable qu’une petite fille, incapable de se retenir, finit par faire ses besoins entre les deux rangées de sièges. Quant à la narratrice, elle souffre le martyre : à cause de sa cystite chronique, elle a continuellement envie d’uriner. Dès qu’une accalmie des raids aériens permet un arrêt, elle se précipite dehors, mais en se soulageant elle a l’impression de « pisser de l’acide atomique », tellement la douleur est intense.
Promiscuité, misères corporelles, peur de mourir : la narratrice y fait face avec une solide dose d’humour noir et un sens aigu du ridicule. Cela nous vaut quelques scènes presque surréalistes, comme celle qui suit l’arrivée du convoi à l’aéroport de Lattaquié : on fait descendre les passagers et on leur indique où se trouvent les toilettes, mais les cabines ne sont pas assez nombreuses et la plupart des gens sont obligés de se soulager dans un champ avoisinant.
Heureusement, il fait nuit et ils se croient à l’abri des regards. Or, une voiture arrive, et ses phares éclairent une armée de fesses blanches. Bien entendu, la voiture s’arrête, et c’est le déchaînement : une femme lance sur le pare-brise une couche sale qui y reste collée ; d’autres la bombardent de bouteilles d’eau, l’obligeant à faire demi-tour.
Mais le voyage est également propice aux rencontres. Dans la foule qui se presse à l’ambassade russe, la narratrice a la surprise de reconnaître un ancien camarade de classe, Ali, qui insiste pour voyager avec elle au lieu de rester avec sa famille.
La mère d’Ali est ukrainienne. En tant que citoyenne de l’ex-URSS, elle peut cependant se faire rapatrier à Moscou, et elle a donc décidé de s’embarquer avec son fils, et avec sa fille qui en profite pour fuir un mari islamiste et ultra-violent. Quant à Ali, nous découvrons progressivement pourquoi il quitte le Liban au lieu de se battre pour un pays auquel il est profondément attaché. Pendant le trajet, il se confie à la narratrice. D’emblée, il lui apprend qu’il est homosexuel. Elle n’en est qu’à moitié surprise, mais un peu déçue, car elle le trouve bien attirant. Puis, par bribes, il lui raconte sa vie.
Pour vivre librement son homosexualité, il s’est installé en Allemagne, mais le mal du pays l’a finalement poussé à rentrer au Liban. En fait, il ne se sent nulle part chez lui : au Liban il est obligé de cacher son orientation sexuelle, et en Allemagne on lui fait sentir que son prénom signifie « terroriste ». Puis, lors de vacances en Ukraine, il reçoit le coup de grâce : en fouillant dans de vieux papiers, il découvre que sa grand-mère maternelle était juive. Par conséquent, il est également juif, puisque la judéité se transmet par les femmes. Dès lors, il ne lui reste plus qu’à surjouer le nationalisme guerrier : quand les réfugiés arrivent à l’aéroport de Moscou, il se fraie un chemin à travers la foule pour accéder aux journalistes et se lance dans une diatribe violemment anti-israélienne. Le lendemain, en regardant la télévision, la narratrice constate qu’on a soigneusement escamoté ses propos.
C’est une belle idée de nous raconter le mal-être d’Ali par le biais de sa confidente, évitant ainsi tout pathos facile. L’autre grande réussite du bref roman d’Alexandra Chreiteh tient à la voix de sa narratrice. Une voix vive et franche, où la crânerie cède peu à peu la place à la gravité, et que l’excellente traduction de France Meyer nous fait parfaitement entendre.
Alexandra Chreiteh
Ali et sa mère russe
Traduit de l’arabe (Liban) par France Meyer
Perspective cavalière, 2022