par Terje Sinding
Grâce aux éditions de la Contre Allée et au remarquable travail de traduction de Michelle Ortuno, les lecteurs redécouvrent une romancière madrilène d’une étonnante modernité.
Étrange destin que celui de Luisa Carnés : née en 1905 dans une famille modeste, elle commence à travailler dès onze ans dans l’atelier de modiste de sa tante. Passionnée de lecture, elle dévore les grands romanciers russes, mais aussi Cervantès et Victor Hugo. Après avoir exercé différents métiers, dont celui de serveuse dans un salon de thé, elle s’essaie à l’écriture et publie son premier livre, un recueil de nouvelles, en 1928. Son premier roman, Natacha, paraît en 1930, mais c’est avec Tea Rooms (1934) qu’elle s’impose définitivement comme une des meilleures romancières de sa génération. Militante communiste, journaliste engagée, elle est contrainte à l’exil par la victoire de Franco. Après un bref passage par la France, elle s’installe à Mexico, où elle décède en 1964 dans un accident de la circulation.
Pendant ses années d’exil elle ne cesse d’écrire, mais en Espagne son œuvre est occultée par la censure franquiste et elle tombe petit à petit dans l’oubli. Il faudra attendre 2017 et 2018, avec la réédition de Tea Rooms et la publication de ses nouvelles complètes, pour qu’on la redécouvre enfin.
Tea Rooms paraît aujourd’hui en français, et l’excellente traduction de Michelle Ortuno nous permet de découvrir un texte d’une étonnante modernité.
Jeune Madrilène pauvre, Matilde cherche du travail et finit par se faire embaucher dans un salon de thé. Dotée d’un sens aigu de l’observation, elle regarde et écoute, et nous voyons se dérouler le ballet des employés et des clients. Il y a là Antonia, la plus ancienne des serveuses, qui trime depuis des années pour un salaire de misère. Il y a Paca la dévote, Felisa la frivole, Marta, qui se fait renvoyer pour avoir volé dans la caisse, Pietro, le glacier italien dont le fils croupit dans les geôles de Mussolini, et la jeune et naïve Laurita, qui mourra à la suite d’un avortement clandestin. Sur ce petit monde règne la responsable du salon, elle-même sous les ordres de l’Ogre, le grand patron qui vient chaque semaine distribuer les maigres salaires.
Pendant la journée, et jusque tard dans la soirée, les clients se succèdent. Ce sont d’abord les bonnes du quartier, qui viennent chercher du lait et du pain. Puis c’est l’heure des dactylos, des employés de bureau, des garçons de magasin. Arrivent ensuite les maîtresses de maison, qui achètent leurs flans et leur crème chantilly. L’après-midi, ce sont les couples de fiancés, les jeunes filles prenant le goûter, les retraités s’offrant un petit gâteau. Et le soir il y a la clientèle des spectacles et les bandes d’acteurs. Luisa Carnés fait défiler tout un condensé de la population madrilène, où les classes sociales se croisent, mais ne se mélangent pas.
Du dehors parviennent les échos de l’agitation politique qui marque les débuts de la Seconde République espagnole : nous sommes en 1932, et les grèves et les manifestations se multiplient.
En choisissant ce microcosme du salon de thé comme scène de son roman, Luisa Carnés parvient de manière très efficace à mettre en lumière les différentes facettes de la condition féminine. Elle nous propose une analyse passionnante des oppressions de genre et de classe, dans une approche qu’on qualifierait aujourd’hui d’intersectionnelle. Son écriture sèche et nerveuse, avec ses nombreux effets de montage, doit beaucoup à l’esthétique cinématographique, mais fait aussi penser à certains écrivains d’avant-garde des années trente, comme John Dos Passos. Elle est parfaitement rendue par le remarquable travail de Michelle Ortuno.
Luisa Carnés
Tea Rooms
Traduit de l’espagnol par Michelle Ortuno
Éditions La Contre-Allée, 2021