par Françoise Wuilmart
Dans les années soixante-dix à Paris, Lefeu, un peintre juif qui a vécu la Résistance et l’holocauste, refuse farouchement de se laisser expulser d’un immeuble en démolition. Dans ce roman-essai, l’auteur autrichien, Jean Améry, anagramme de son vrai nom Hans Mayer (réfugié en Belgique, il était devenu allergique aux consonances allemandes), met en scène une magnifique et douloureuse figure d’opposant radical. C’est à la traduction de ce texte que je me suis attelée dans les années quatre-vingt-dix.
Ledit peintre vit dans une mansarde délabrée qu’il va devoir quitter et est contraint de se débarrasser de ses derniers tableaux, dont un qu’il a baptisé « Oiseau de malheur ». Il a trouvé un acquéreur et se rend au café Sélect pour l’y rencontrer et conclure l’affaire. Lefeu est un homme généreux et dès son entrée, il annonce la couleur : c’est lui qui paiera la tournée. Et de lancer son invitation : « Seien Sie mein Peter Gast », « Soyez mon… mon Peter Gast ? » Mais encore ? À l’époque je travaillais sur un des tout premiers ordinateurs à écran noir et caractères verts, et n’avais aucun accès à cette manne providentielle qu’est Internet. Certaines recherches tenaient du parcours du combattant, il fallait se débrouiller, consulter des livres ou des experts, et les trouver d’abord !… « Gast » en allemand signifie « invité », « hôte » ; Peter est le prénom bien connu, notamment du « dummer Peter », personnage du conte allemand de Curt Englert-Faye. Pourtant ici, ni la situation ni les personnages ne pouvaient être une allusion au jeune Pierre idiot de la fable. Vraiment pas. Oublions donc cette piste. Mais alors que voulait bien dire Lefeu avec son Peter Gast?
L’échéance de la remise de la traduction approche, et je ne comprends toujours rien à ce mystérieux « Soyez mon Pierre invité ; soyez mon invité Pierre », car l’acheteur parisien ne s’appelle pas Pierre et encore moins Peter. J’interroge des amis germanophones et même la directrice de collection chez Actes Sud, une Allemande qui ne voit décidément pas, elle non plus, ce que peut cacher ce Peter Gast ! Et qui dès lors me conseille de laisser tomber l’allusion, ni plus ni moins… Bien sûr mon sang ne fait qu’un tour : et si d’aventure un chercheur ou des étudiants se penchaient plus tard sur ma traduction… ils en feraient des gorges chaudes et ma réputation en prendrait un fameux coup… Pourtant, la mort dans l’âme je me vois contrainte de remettre mon tapuscrit, toujours lacunaire audit passage.
Quelques semaines plus tard, je reçois les épreuves. Le simple fait de voir mon propre texte imprimé sur épreuves provoque immanquablement chez moi un phénomène d’illumination, résultant sans doute de la nouvelle et saine distanciation. Toujours est-il que cette fois-ci, c’est une véritable révélation, une épiphanie qui s’opère à la toute dernière relecture : comment n’y avais-je pas songé plus tôt ? Je savais que Lefeu, dépité d’avoir à quitter sa chère mansarde pour intégrer un immeuble moderne, avait décidé d’y mettre le feu. Il avait donc acheté un bidon d’essence ; en entrant au café Sélect, il le tenait de la main droite, tandis que son tableau emballé était plaqué sous son bras gauche. Donc… mais oui, bien sûr, Lefeu… le feu et… le convive de Pierre, la statue du Commandeur, Don Giovanni, Mozart ! Nous y voilà !
Jean Améry est un érudit dont tous les textes fourmillent de références culturelles et autres doctes allusions, Peter Gast en est une de plus. C’est après son festin « de pierre » que Don Giovanni ira brûler dans les flammes de l’enfer, entrainé par le spectre du Commandeur (spectre de pierre) venu venger sa fille. Dunque : à l’opéra, un homme poussé vers des flammes par son convive de pierre ; au café Sélect un homme qui va allumer un feu, après avoir trinqué avec son… Peter Gast, son convive de pierre à lui !!!!! Lumineux !
Les épreuves repartiront donc avec la solution : « Seien Sie mein Peter Gast », « Soyez mon convive de Pierre » ! Petrus (pierre en latin) devenant ici Peter pour les besoins de la cause. C’est donc une traductrice fière qui gratifie Actes Sud in extremis de sa géniale trouvaille.
Quelques années plus tard
Je suis désormais équipée d’un magnifique ordinateur me donnant accès à cette perle d’Internet. On y trouve tout ce qu’on cherche en un clic ! Quelle révolution technologique, quel trésor pour un traducteur. Et à propos : si j’allais fouiller du côté de ce cher vieux Peter Gast ? Nous y citerait-on, Jean Améry et moi, dans la réponse ?
Eh bien… NON ! À mon tour d’aller me précipiter dans les flammes… mais de la honte ! J’apprends que Peter Gast est un nom propre, un pseudonyme donné par Nietzsche à son ami compositeur Heinrich Köselitz ! Dont le frère était peintre ! Mais ce n’est pas tout : si Nietzsche a choisi ce surnom, c’était en référence au… je vous le donne en mille : Don Giovanni de Mozart, et à son Petrus Gast, à son convive de pierre (les deux amis appréciaient tout particulièrement cet opéra) !
Nous y voilà ! La boucle n’était-elle pas bouclée ? J’avais donc fait inconsciemment, intuitivement cet énorme détour qui passait par un opéra, apprécié de Nietzsche et de son ami musicien rebaptisé d’après l’opéra et frère d’un peintre…. pour viser indirectement juste !
Une question se pose : si j’avais, in illo tempore, connu ce fameux Peter Gast… aurais-je traduit autrement ? Honnêtement je crois que non. Car si pour le lecteur allemand ce nom évoque sans doute et l’ami de Nietzsche et le convive de Pierre, ce ne peut être le cas pour le lecteur français. En gardant Peter Gast dans la traduction j’aurais dû faire une longue note infrapaginale… et j’avoue que j’y répugne. Reste à espérer que le lecteur français, plus instruit que moi, établira un rapport tacite entre ce convive de Pierre du café Sélect et le sobriquet de l’ami du philosophe, et aussi entre le bidon d’essence et les flammes de l’enfer…
Dans mon dernier billet, je parlais d’empathie. N’y a-t-il pas un peu de ce phénomène dans l’intuition du traducteur qui s’égare parfois pour mieux faire mouche ?
Françoise Wuilmart
Lefeu ou la démolition, Jean Améry, Actes Sud, 1996
Prix Gérard de Nerval 1996