La novella de Nathalie

C'était le mois dernier, quelque part dans une institution culturelle à l'étranger. Le débat portait sur l'avenir d'un genre littéraire, la nouvelle. En écoutant les participants, je pensais à Nathalie Barrié, une collègue traductrice récemment disparue. Ce que je connaissais surtout d'elle, c'était son effort surhumain pour traduire et promouvoir en France ce genre merveilleux que nos lecteurs boudent, alors que partout dans le monde, le genre de la nouvelle prospère. Il y a quelques jours, plusieurs proches amies de Nathalie Barrié ont travaillé à la rédaction d'un hommage qui fait vibrer son souvenir. Nous publions le texte de Sophie Taam et des éléments audio. L.H.

Par Sophie Taam

J’ai rencontré Nathalie Barrié par le forum en ligne de l’ATLF en 2016. Comme le voulait l’aimable tradition, je me suis présentée en tant que jeune traductrice — plus si jeune. Dans mon courriel, je mentionnais avoir vécu à Los Angeles. Peu après, j’ai reçu un long message privé enjoué de Nathalie, qui me disait avoir vécu elle aussi, dans sa vingtaine, à Los Angeles.

Nous avons correspondu par mail, évoquant les Venice et Santa Monica des années 80 et 90, avant de nous rencontrer lors du Salon du Livre 2017 à Paris pour un déjeuner frisquet en terrasse.

Ce fut une sorte de coup de foudre amical entre nous. Outre ses années à Los Angeles, Nathalie écrivait, chantait, et s’intéressait à l’art contemporain, comme moi. La séance de prospection auprès des éditeurs dans la grande jungle du Salon du Livre à la porte de Versailles, qui s’annonçait ingrate à mes yeux solitaires, s’est immédiatement transformée, avec la pétulante Nathalie à mes côtés, en une épopée fantastique de partage, de belles rencontres, de discussions passionnées et de rires communicatifs.

Nathalie m’a parlé de son installation à Los Angeles de 1983 à 1989, sa rencontre là-bas avec son futur époux français, Michel Alexis, lui-même artiste plasticien, puis de ses années à New York de 1990 à 2000 en tant qu’enseignante de FLE. De son retour en France avec son fils James, né aux États-Unis.  De son désir de longue date de se lancer dans la traduction littéraire. De ses études, sur le tard, de traduction littéraire à l’université de la Sorbonne nouvelle, où elle avait écrit en 2006 un mémoire sur Ulysse de Joyce — rien que ça. Thèse qui lui a d’ailleurs inspiré une nouvelle intitulée « Le baiser de Circé » adoptant une forme épistolaire entre un étudiant et son maître de mémoire, aussi désopilante qu’intelligente, avec une chute savoureuse (mais chut, tu ne spoileras point). De sa chance de la débutante, peu après son diplôme, lorsqu’elle avait réussi à placer un roman de Katrina Kittle chez un éditeur important, pile poil pendant l’année sabbatique qu’elle avait prise de l’enseignement. Elle évoquait toujours cette année entièrement consacrée à la traduction du roman de Katrina Kittle, Le garçon d’à côté, comme une période intensément heureuse.

J’ai perçu chez Nathalie, dès le tout premier contact par mail, un immense désir de partage et d’échange, comme le prouvaient ses interventions fréquentes sur le forum de l’ATLF. Nous entretenions une correspondance régulière par courriel (la version 2.0 des échanges épistolaires du XIXème ou XXème siècle entre hommes/femmes de lettres). Elle m’envoyait ses textes, ses nouvelles, ses chroniques, ses critiques littéraires, ses chansons écrites et chantées par elle et, par la poste, ses traductions publiées ou ses tapuscrits. Je faisais de même. Elle me demandait mon avis sincère, et je le lui donnais, avec bienveillance et franchise. Nous nous recommandions des livres, des auteurs, des autrices qui nous avaient touchées.

En peu de temps, ces échanges littéraires et artistiques ont nourri une connaissance réciproque beaucoup plus intime et sensible que n’aurait pu le faire une amitié « ordinaire», comme si le canal de l’écriture court-circuitait toutes les couches sociales superficielles entre deux individus pour plonger au cœur de l’être.

Nous étions des complices en écriture. Nous étions des complices en traduction. Bien que nous traduisions toutes deux de l’anglais, je n’ai jamais senti d’esprit de compétition chez Nathalie. Cette mentalité lui était tout simplement étrangère. Elle était fondamentalement généreuse.

Un autre grand rendez-vous était les Assises de la traduction à Arles, où nous partagions parfois un appartement. Ces souvenirs me sont particulièrement chers. Nathalie dégageait une sorte de légèreté et de joie de vivre. Elle avait cette faculté à s’extraire du réel par sa fantaisie et son imagination tout en restant fiable et minutieuse.

Comme j’ai pu l’éprouver lors d’une co-traduction sauvage (que le ou la traductrice qui n’y a jamais eu recours me jette la première pierre !). La plaie — l’une des plaies — de notre métier étant le « tout en même temps ou rien du tout », je me suis un jour retrouvée inondée de boulot mais je n’osais pas décliner de peur d’être grillée auprès de l’éditeur. J’ai immédiatement pensé à Nathalie : je connaissais son talent de traductrice, et j’avais en outre une confiance aveugle en sa loyauté et sa fiabilité. Quel plaisir d’échanger avec Nathalie sur cette co-traduction sauvage : sa subtilité, son sens du texte, de la formule, sa rigueur, sa créativité, sa curiosité ont magnifié et vivifié cette expérience !

Lorsque la maladie l’a finalement libérée de son travail alimentaire dans l’administration, elle a pu déployer des trésors d’énergie — son énergie semblait intarissable — et s’est lancée avec délice dans des projets de traduction et de coordination de traductions pour des recueils de nouvelles de Fitzgerald, Mansfield, Lovecraft, entre autres. Elle adorait cette activité, et cela transparaît dans le résultat. Elle participait aussi régulièrement à un atelier d’écriture de paroles de chansons dirigé par Claude Lemesle. Ses chansons étaient humoristiques, parfois en trait avec l’actualité, dénotant un regard distancié qui tapait dans le mille.

Nathalie me faisait penser à une magicienne — Circé, encore ? — sortant de sa hotte des lapins blancs, des colombes, des diamants sans crapaud, comme si de rien n’était. Avec un talent stupéfiant et une humilité non moins stupéfiante. Là, une chanson composée sur ses paroles, « L’envol », dont elle avait orchestré, avec une fine équipe, une vidéo débordant de créativité. Ici, un poème écrit en anglais datant de ses années aux États-Unis, qui avait été publié dans une revue américaine, si espiègle, si charmant, jouant avec brio sur les sonorités, les expressions : nous l’avions qualifié en riant, d’un commun accord, d’« intraduisible » ! Et là encore, « Passers-by » une chanson sur ses paroles qui, écrite en juin 2022, m’avait émue aux larmes par son aspect prémonitoire et cette voix cristalline, pure, la voix d’une personne qui regarde son destin en face sans détourner les yeux : « We are passers-by on this earth. »

Nathalie s’attaquait à tous les registres, son ouverture d’esprit n’avait d’égal que son audace. Lors de l’un de nos derniers déjeuners à Paris, elle travaillait encore sur une ébauche de roman, dans le genre de la science-fiction, avec une idée d’intrigue rocambolesque.

Elle m’avait alors confié qu’elle avait du mal avec la forme longue.

Apparemment, cela ne concernait pas seulement le champ littéraire. Nathalie a vécu sa vie comme une nouvelle, ou peut-être, une novella.

Ma chère Nathalie, permets-moi de te dire en toute franchise que ta chute est un peu abrupte, et nous laisse carrément sur notre faim, de tout ce que tu aurais encore pu écrire, composer, chanter, traduire…

Épilogue :

Le recueil rassemblant l’intégralité des nouvelles écrites par Nathalie, et qui lui tenait tant à cœur, n’a malheureusement pas pu être publié de son vivant. L’éditrice de Zinédi a décidé de publier, de manière posthume, une anthologie rassemblant ses nouvelles, paroles de chanson, poèmes écrits en anglais et en français. Sa parution, programmée pour l’instant en 2024, sera l’occasion de lui rendre un hommage. Nous chanterons, lirons, rirons, discuterons, boirons, mangerons, entourés des mots de Nathalie.

Nathalie Barrié 8 février 1960 - 12 novembre 2022

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Nathalie était aussi chanteuse, écoutez sa jolie voix dans le son cliquable.