La « matière des existences »

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Nous avons eu l’occasion, dans le dernier numéro de TransLittérature, d’évoquer la politique de soutien à la traduction développée par la Maison de la culture yiddish (MCY). Une collection « yiddish minibilingues » a vu le jour – très belle initiative, qui nous permet d’apprécier, au moins visuellement pour ceux qui ne le lisent pas, l’original dans l’alphabet hébraïque. C’est ainsi que Batia Baum et l’atelier de traduction qu’elle anime à la MCY ont traduit une nouvelle de Yosl Birshteyn (1920-2003), Un manteau de prince.
Ce manteau, c’est celui que le grand-père s’est confectionné à son retour de Londres en s’inspirant du vêtement d’un lord anglais… dit-il. Et de fil en aiguille va se déployer une vraie légende familiale, chacun se repassant ce manteau pour l’essayer à son tour – et conclure qu’il ne lui va pas. Car il a été taillé aux mesures de son créateur, grand pourvoyeur d’histoires, de récits qui amènent le monde entier dans la bourgade. Et comme par un effet miroir, l’auteur lui-même déploie les histoires particulières de ceux qui essaient le manteau, faisant naître à la faveur de cet événement en apparence anodin un univers riche, complexe, drôle et triste tout à la fois.
Sa verve transporte, son style bouscule, son imagination ne recule devant aucune fantaisie, il y a là un réservoir bouillonnant de vie où l’on ne sait jamais très bien faire la part du réel et du rêve, de la raison et du fantastique. Toutes les catégories connues explosent sous cette poussée exubérante. Mise en abyme troublante que ce conteur mettant en scène des conteurs, comme pour mieux faire sentir ce qui constitue la matière des existences…
La traduction restitue avec un plaisir manifeste et un grand bonheur d’expression le sel de cet univers si plein de vitalité.

Yosl Birshteyn
Un manteau de prince
Traduit du yiddish par Batia Baum et l’atelier traduction 2003-2004 de la MCY
Bibliothèque Medem, 2015

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Avec Paradis amer, œuvre méconnue que les Presses de la Cité ont eu l’excellente idée de publier en français, nous suivons le jeune Tom Smith durant ses années de captivité à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le jeune soldat est fait prisonnier à Tobrouk et transféré dans plusieurs camps administrés par les Italiens ou les Allemands. Mais ce qu’il décrit du quotidien s’éloigne en partie de ce que l’on peut connaître par les témoignages d’autres rescapés. S’inspirant d’éléments autobiographiques, l’auteur s’attache à dépeindre la sexualité de ces hommes contraints à la plus affreuse promiscuité et qui, pour survivre, se rapprochent les uns des autres en fonction
Paradis amerd’affinités parfois difficiles à cerner. Où cesse l’entraide, où commence l’attirance, les frontières sont floues. Et quand un rival surgit, les passions s’enflamment. Tom passe ainsi de Douglas, l’infirmier, à l’ex-boxeur Danny, pour lequel il éprouve – et c’est réciproque – une attirance qui ne dit pas son nom. Car l’homosexualité reste un tabou pour ces hommes que le camp pousse à des relations qu’ils n’auraient jamais nouées en dehors de ces circonstances.
Tout l’art de Tatamkhulu Afrika consiste à dépeindre à la fois les violents conflits intérieurs de ses personnages et, paradoxe apparent, les horizons nouveaux qu’éveille chez certains d’entre eux cette ouverture à une sexualité différente. A cet égard, le théâtre va jouer un rôle fascinant. Tom, pressenti pour interpréter Lady Macbeth dans une représentation de la pièce de Shakespeare montée par les détenus, se voit conseiller par le metteur en scène de laisser parler sa féminité… Ce qu’il fera au terme d’un long et douloureux processus. Très étrangement, l’expérience atroce de la captivité, qui conduit les prisonniers au degré de dénuement le plus extrême, est aussi l’occasion pour quelques-uns de s’éprouver autres, d’accéder à une dimension inconnue d’eux-mêmes, qui, ici, se confond avec l’engagement artistique au service d’une beauté transcendant, l’espace d’un instant, l’enfer de leur quotidien.
La palette des sentiments s’en trouve enrichie, même si les résistances demeurent, et la force de ce « roman » tient aussi, en grande partie, à ce que l’auteur ne cherche pas à dépasser les contradictions. Celles-ci subsisteront jusqu’au bout, sans qu’il y ait de résolution possible. Mais là n’est peut-être pas l’essentiel. Dans ce texte violent, cru, sans concession, les surprises des sens permettent au sentiment de survivre, à l’amour de ne pas succomber sous le fardeau de la torture physique et morale.
Un livre dérangeant, dont la traduction, vigoureuse et fine, restitue bien le climat à la fois
délétère et « vital ».

Tatamkhulu Afrika
Paradis amer
Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Georges-Michel Sarotte
Éditions Presses de la Cité, 2015

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