La chronique de Corinna Gepner
Reno, un de ces parcs à caravanes où vivent les petits blancs pauvres. Rory Dawn, fille « arriérée » d’une mère arriérée, elle-même fille d’une « arriérée » – telle est la terminologie des services sociaux –, essaie tant bien que mal de survivre dans un univers où le danger est omniprésent. À quelques rares exceptions près, les adultes ont cessé d’être des figures protectrices pour devenir des prédateurs ; les enfants, quant à eux, reproduisent les préjugés sociaux qui ont cours jusque dans les communautés les plus défavorisées. Mais Rory a beau se cogner un peu partout, se faire brimer, violer, insulter, elle n’en conserve pas moins une force intérieure qui lui permet de mener sa barque comme elle peut grâce au refuge que lui offrent les livres et à sa passion pour les mots. Ce n’est pourtant pas le désir de s’évader qui la guide, mais plutôt celui de trouver les moyens adéquats de s’orienter dans un monde aux règles du jeu aussi cruelles qu’imprévisibles. Sa conscience de la misère qui l’entoure est trop aiguë pour qu’elle puisse se contenter d’un sauvetage égoïste : lorsque l’heure sonne de décider, à la faveur d’un concours d’orthographe, si elle quittera son milieu pour un ailleurs que l’on devine plus profitable, la vue de sa mère la dissuade de sauter le pas. Et ce n’est pas là soumission et culpabilité, fatalisme et résignation : non, c’est la compassion qui se manifeste alors, ainsi qu’une appréhension particulièrement juste et sensible de ce qu’est sa mère. C’est peut-être un des plus beaux passages de ce livre poignant, qui en comporte beaucoup. Si le monde qui entoure Rory Dawn est impitoyable, il suscite en retour chez l’héroïne un désir de justice qui sait s’exprimer à sa juste place, de manière modeste, peut-être, mais très présente.
Ce texte, qui donne voix au journal intime de Rory, aux lettres de sa grand-mère, aux rapports des services sociaux, à des extraits de livres (dont le manuel de la parfaite scoute, bible de Rory), est particulièrement bien servi par la traduction, qui s’attache à en rendre les subtilités, les différences de registre, l’émotion et la profonde humanité.
Tupelo Hassman
La fille
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Kiefé
Christian Bourgois, 2014
« La première chose qu’on a remarquée, c’est le silence de l’artillerie allemande. Ensuite, c’est notre artillerie à nous qui a arrêté de tirer. On s’est regardés, surpris de ce calme soudain, et on s’est demandé ce qui se passait. Une estafette est arrivée, tout essoufflée, avec un message du Q.G. de la division. Le lieutenant Bartelstone, à la tête de notre compagnie, l’a lu lentement et puis il a fait venir les sergents de toutes ses sections. — Dites à vos hommes de cesser le feu, la guerre est finie, il a déclaré. »
Cette guerre, c’est la Première Guerre mondiale, vécue par des soldats américains envoyés en France en décembre 1917. Dans son roman Compagnie K, publié en 1933, William March, lui-même vétéran de la Grande Guerre, donne la parole aux membres de cette compagnie pour dresser un réquisitoire impitoyable contre la guerre. Chacun, soldat ou gradé, se raconte au travers d’un événement particulier, livrant ses sentiments, violence, dégoût, horreur, honte… Mais ce qui revient sans cesse, de manière obsédante, c’est l’atrocité de ce conflit et, surtout, son absurdité : absurdité des ordres donnés, absurdité de ce carnage sans fin, absurdité des souffrances endurées qu’on ne peut plus sublimer en les héroïsant. Les corps meurent, égorgés, troués par les baïonnettes, gazés dans les tranchées, fusillés, déchiquetés par les obus. Les âmes endurent le martyre et, au sein de cet enfer, le fait de survivre a pour seule conséquence de prolonger l’horreur. Car la guerre a beau être « finie », ainsi que le lieutenant Bartelstone l’annonce à ses hommes, pour beaucoup elle ne cessera jamais plus. Pour pouvoir finir, il aurait fallu, en effet, qu’elle ne commence jamais.
C’est qu’il y a dans ce texte quelque chose qui va au-delà de la description du conflit dans toute son atrocité : les voix qui s’élèvent sont celles des vivants… et des morts. Pour une part, ce sont les morts qui prennent la parole et qui racontent les circonstances dans lesquelles ils ont été tués. Ils le font sans pathos, avec parfois une sorte d’étonnement, dans une absolue simplicité, et c’est justement là ce qui provoque à la lecture un trouble persistant. Rien, dans ce texte, ne distingue la parole des (sur)vivants de celle des morts, si bien que la frontière entre la vie et la mort, la guerre et la paix, la réalité et le fantasme s’estompe jusqu’à disparaître. Peut-on mieux dire les ravages causés par un conflit dont on espérait qu’il mettrait un terme définitif à la guerre ?
La traduction de ce texte magistral est tenue de bout en bout avec virtuosité et il fallait un grand talent pour restituer la parole de ces hommes engagés dans une aventure dont ils ne pouvaient mesurer au départ la force destructrice. Un ouvrage bouleversant, qu’on ne lit pas toujours facilement tant il est dur, mais qui apporte très certainement quelque chose d’essentiel au corpus littéraire né de l’expérience de la guerre.
William March
Compagnie K
Traduit de l’américain par Stéphanie Levet
Gallmeister, 2013