« La valeur des villes se mesure au nombre des lieux qu’elles réservent à l’improvisation. » C’est tout un programme d’exploration, à la fois géographique et littéraire, que nous livre cette phrase qui clôt un des récits composant les Rues de Berlin et d’ailleurs, chroniques écrites par Siegfried Kracauer dans les années trente. L’improvisation naît tout d’abord de la déambulation qui conduit le promeneur des grands boulevards éclairés où se presse une foule opulente ou industrieuse aux ruelles obscures, qui cachent parfois d’étranges visions. Obscurité, lumière, dénuement, richesse, présent, passé, tout se mêle en arabesques incessantes aux séductions parfois mortifères. On ne sait jamais très bien si l’on est dans le rêve ou dans la réalité, les époques se chevauchent, les lieux se confondent, l’esprit s’égare. Et le promeneur peut alors laisser vaguer l’écriture, se livrer à l’improvisation qui naît de l’accumulation des choses vues, à la notation qui survient sans qu’on l’attende, à l’idée qui surgit à la vue d’une porte entrouverte ou d’un salon de thé déserté. Car l’improvisation, ne nous y trompons pas, est ce qui rend le mieux compte de l’éternelle mouvance de cet univers urbain marqué par l’instabilité, le changement, la disparition et la résurrection sous d’autres formes. Impossible de rien maîtriser, de rien retenir : tout s’enfuit, tout coule, tout passe, tout réapparaît. Reste le sentiment d’une déambulation presque somnambulique, comme si le promeneur était grisé, étourdi par ce carrousel permanent.
Belle traduction, aussi, qui rend le foisonnement d’une langue attachée à extraire de la brume du rêve des visions éparses qui ne durent que le temps d’un regard.
Siegfried Kracauer
Rues de Berlin et d’ailleurs
Traduit de l’allemand par Jean-François Boutout
Éditions Les Belles Lettres, 2013
Changement complet d’horizon avec les Récits de la Kolyma, de Varlam Chalamov, dont les éditions Verdier ont publié un petit recueil d’extraits dans leur collection de poche. On y (re)découvre un écrivain à la plume incroyablement incisive, qui donne forme de manière magistrale à une expérience limite, celle de la détention dans les camps soviétiques. Chalamov livre le récit d’un voyage au bout du non-sens, dont on ne peut revenir indemne – si on en revient. Il va jusqu’au bout de ce que l’on peut décrire, jusqu’au bout de la déréliction du corps et de l’esprit, et ce sans jamais faire de la « littérature ». Il fait œuvre littéraire. Et c’est là, peut-être, ce qui est le plus étonnant, le plus bouleversant aussi : cette capacité à écrire au sein même de l’horreur.
Il y a dans ce livre un témoignage essentiel sur la force de l’existence. Et par là, on n’entend pas seulement l’instinct de conservation, mais aussi la résurgence tenace de la vie au travers de sensations infimes, d’impressions à peine descriptibles, la capacité de la vie – même mourante – à produire quelque chose : des images, des représentations, tout ce qui, dans le fond, est la matière même dont est fait l’homme, ce qui lui permet de donner forme artistique à ce qu’il vit. Il y a là une forme de beauté saisissante, et presque révoltante, comme si la vie poussait l’individu, contre son gré parfois, à sentir, à penser, non en contradiction avec ce qui l’entoure, mais dans ce qui l’entoure, c’est-à-dire, ici, l’abjection permanente du système des camps.
On soulignera l’excellence de la traduction de Luba Jurgenson (et de Sophie Benech, qui a traduit un des récits du recueil). Elle épouse les mouvements d’un texte complexe, parfois heurté, qui peut décrire les réalités physiologiques avec un luxe de détails et de précisions hallucinant, puis partir dans des considérations psychologiques ou s’intéresser aux particularités du paysage. Un tour de force, donc, qui rend particulièrement justice à la nature même de ce texte.
Varlam Chalamov
Récits de la Kolyma
Traduit du russe par Luba Jurgenson et Sophie Benech
Verdier poche, 2013
Corinna Gepner
Novembre 2013