Dans L’inconstance de l’espèce, Judith Schalansky dépeint d’une plume acerbe le désenchantement d’une enseignante de biologie dans une petite localité située en ex-Allemagne de l’Est. L’environnement est sinistré, l’établissement se vide au rythme de la désertification de la ville. À cette déliquescence générale, Inge oppose sa raideur et sa vision scientifique du monde, qui lui permettent de maintenir un ordre, celui de la nature, ainsi que des repères moraux. Grands développements didactiques sur les lois biologiques, jugements cruels sur les élèves, qu’elle classe en catégories, comme les espèces animales qu’elle étudie, pulsions inavouables (quelle est cette attirance qui la pousse vers l’une de ses élèves ?) : l’univers d’Inge est un concentré des tensions qui ont depuis longtemps mis à bas le monde dans lequel elle vit. Tous les discours sonnent creux : les enseignants de l’établissement ressassent les vieux débats idéologiques d’antan dans une séquence d’anthologie à la fois drôle et cruelle ; le proviseur recycle la rhétorique socialiste pour l’adapter aux slogans des impératifs capitalistes. Tout semble s’être vidé de sa substance, à l’image des lieux, dont l’abandon et la désolation font l’objet de superbes descriptions.
La nature est omniprésente, aussi bien dans les discours d’Inge que dans son environnement immédiat. Et elle est, comme on pouvait s’y attendre, traversée par une profonde ambivalence. Règne de l’ordre, que l’on peut saisir au travers des lois de l’évolution et de la préservation des espèces, la nature est aussi lieu du désordre, de l’imprévu, de la pulsion, de toutes les forces de création et de désorganisation. À la fois rassurante et angoissante, elle ouvre à la dimension fondamentalement contrastée de la vie. Et c’est elle qui a le dernier mot, dans une séquence à la fois grotesque et d’une beauté magique.
La traduction rend à merveille la richesse de ce texte difficile : rigueur du langage scientifique, luxuriance des descriptions de paysages. Elle restitue aussi avec bonheur la diversité des registres de langue, particulièrement délicate à reproduire lorsque ceux-ci s’entremêlent en permanence. Et cela donne un texte à la fois scientifique, poétique et trivial, une mélodie très particulière, soulignée par des illustrations tirées d’un livre de biologie. Un livre intrigant, passionnant, et un beau tour de force en matière de traduction.
Judith Schalansky
L’inconstance de l’espèce
Traduit de l’allemand par Matthieu Dumont
Éditions Actes Sud, 2013
« Ô chevaux, la lumière est pourtant innocente »… Cette lumière, c’est celle de l’irradiation, celle de Fukushima. Mars 2011 : tsunami et catastrophe nucléaire. Avril 2011 : Hideo Furukawa, écrivain, se rend sur les lieux – son lieu de naissance – pour essayer de sentir, dans sa chair et non au travers des médias, ce qui s’est passé. Le court récit qu’il livre de ce périple, accompli avec quelques amis, n’est que partiellement un journal de voyage. Il relate avant tout le sentiment de stupeur dans lequel l’a plongé la catastrophe. Le temps a disparu, remplacé par l’immensité du désastre et la perte de tout repère. Tout se bouscule, le passé refait surface, envahit le présent, qu’il s’agisse de l’histoire du narrateur ou de celle du Japon. Tout est à reconstruire, il faut restituer de l’histoire, des généalogies, des coutumes et traditions sur fond de paysages côtiers dévastés, de bâtiments en ruine, de supérettes et de pompes à essence. Cet intense bouleversement du temps s’accompagne d’un surgissement de la fiction, qui prend corps dans la réalité sous la forme d’un personnage inventé par le narrateur dans l’un de ses romans précédents. Une forme de dialogue s’instaure, qui, tout en livrant quelque chose d’un discours sur le monde, semble définitivement brouiller les frontières entre le « réel » et « l’imaginaire ». Sauf à penser que le réel est devenu inimaginable.
On soulignera l’extrême précision du texte, superbement rendue par la traduction, qui en cisèle les moindres aspérités et sait restituer le caractère hétéroclite, étrange et dérangeant de ce livre à nul autre pareil.
Hideo Furukawa
Ô chevaux, la lumière est pourtant innocente
Traduit du japonais par Patrick Honnoré
Éditions Philippe Picquier, 2013.
Corinna Gepner
Avril 2013