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Avec Les Chroniques de Monsieur Paul, de l’écrivain estonien Mehis Heinsaar, on entre dans un univers d’une étrangeté radicale. Le personnage de Monsieur Paul – mais peut-on vraiment parler de personnage ? – nous révèle d’emblée ce qui fait sa singularité, à savoir sa porosité au monde. À la nature, aux êtres, aux choses. On le croit défini par quelques traits qui l’inscrivent dans notre univers familier : un logement, un travail, des parents, des connaissances. Mais ce ne sont là que des leurres, qui trahissent vite leur vacuité. Monsieur Paul se fond dans ce qui l’entoure, fût-ce une simple chaise, il se dissout jusqu’à déambuler dans des plans d’existence – ou de conscience – qui prennent l’allure de paradis ou de cauchemars. Où est-il ? Qui est-il ? Questions vaines face à cette labilité qui réduit à néant toute espèce de contour – et par voie de conséquence, toute pensée, tout discours, toute raison.
Esprit dérangé ? Sage zen ? Adepte du bouddhisme ? Rêveur impénitent ? Quelle importance. Un peu de tout cela peut-être, mais qu’est-ce qui pourrait épuiser la richesse de son univers, auquel la perte des contours confère une richesse poétique surprenante. L’incongruité apparente révèle toute sa vertu créatrice – même si c’est au risque d’un basculement de la raison qui n’est pas sans danger. Pas de subversion plus efficace que celle qui avance en toute innocence, dans une forme d’évidence qui reflète l’être dans son dépouillement. Plus de voiles, plus de constructions, l’ouverture à la surprise et aux rencontres improbables. Certains seront tentés de parler de burlesque. Peut-être. Mais il y a là des profondeurs qui donnent le vertige et que seul le langage vient en quelque sorte « border ».
Quelques lignes donneront une idée de cette saisissante aventure littéraire : « Des voleurs se sont introduits dans mes rêves. Ils ont emporté des tantièmes de l’arrière-cour où j’étais en train d’embrasser une carpe, et un quart de la pénombre de l’aube. Ainsi qu’une vieille femme respectable qui habitait dans une maison en bordure de la ville et aimait raccommoder mes insomnies à la lumière de ses souvenirs. Je trouve cela très injuste. Mais ce n’est pas tout. Arrivé devant la maison de mes songes, j’ai découvert que l’on m’avait aussi dérobé l’éternuement des anges de pierre, qui jusqu’alors m’avait toujours salué à côté de l’escalier, ainsi que les frelons laineux autour des pruniers. Heureusement, la torche allume-lanterne et le nuage numéro soixante-neuf étaient toujours là. Tout revers a sa médaille. »
La traduction de cet ouvrage, attentive au moindre frémissement du texte, est somptueuse.
Mehis Heinsaar
Les Chroniques de Monsieur Paul
Traduit de l’estonien par Antoine Chalvin
Kantoken, 2016
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Curieux hasard des lectures, qui fait enchaîner sur un petit ouvrage lui aussi très singulier : Le Jardin, du Suédois Magnus Florin, directeur artistique du Théâtre dramatique royal de Stockholm. Le protagoniste de cette « fantaisie lyrique » est Carl Linnæus, célèbre botaniste, tout entier occupé à classer et à catégoriser le vivant, au prix de distorsions certaines. Car le vivant se venge, il déborde, il dérange, il foisonne et contredit. Lutte perdue d’avance, et pourtant ô combien fructueuse.
Il règne dans ce petit récit, qui montre Linné en proie aux affres du doute, une étrange atmosphère, aux confins du rêve et de la réalité. Étroitement enlacées, vie et mort se livrent à une valse vertigineuse, les frontières s’estompent, les morts reviennent, la nuit accueille les interrogations lancées à pleine voix par le botaniste dans son jardin. Noms de plantes dont la liste se déroule, telle une litanie qui dit tout à la fois l’inlassable curiosité humaine et l’insuffisance de ses moyens à embrasser la création. Toujours les limites, toujours les impasses, mais ce sont elles, justement, qui amènent la découverte, la remise en question des idées que l’on croyait définitives : si, la nature continue de créer des espèces ; non, elle n’est pas figée dans un état de perfection qu’il suffirait d’explorer pour pouvoir l’appréhender dans sa totalité. Et non derechef, l’homme ne peut s’exclure de ce branle perpétuel qui l’entraîne dans une course contre la montre.
Il y a dans ce texte un drôle de mélange entre la sècheresse volontaire du style, son caractère presque désincarné, et le tourbillon de vertige qui habite le récit. Très déconcertant. La traduction est à la hauteur de la singularité de cette écriture, qui creuse son sillon chez le lecteur et l’invite, l’espace de quelques pages, à partager le trouble suscité par l’infinie richesse du monde.
Magnus Florin
Le Jardin
Traduit du suédois par Alain Gnaedig
Cambourakis, 2016
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