Françoise Wuilmart aurait-elle finalement trouvé un Maître en traduction ? De fait, Walter Benjamin est notre maître à tous, mais souvent à notre insu…
par Françoise Wuilmart
Dans mon billet précédent je posais la question de savoir si le traducteur appliquait consciemment une ou plusieurs théories tandis qu’il traduisait. Je rappelais que mon meilleur guide avait été la trial-and-error method mais que, certes, il m’était arrivé de reconnaître a posteriori chez certains maîtres mon propre parcours réflexif. Je voudrais évoquer aujourd’hui le théoricien qui à mon sens est le plus grandiose de tous, car c’est ni plus ni moins un souffle messianique qui parcourt sa théorie. J’ai nommé : Walter Benjamin.
Quelle est « La tâche du traducteur » ? Il la définit dans Die Aufgabe des Uebersetzers, texte paru en octobre 1923, en introduction à sa traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire. Certes sa réflexion concerne d’abord le langage, plus que la traduction, à savoir un Pur Langage (reine Sprache). Comme j’ai pu le comprendre, il ne s’agit pas d’une langue adamique dévoyée dans ses divers avatars historico-linguistiques, à la suite d’une certaine malédiction de Babel, non pas du tout. C’est plutôt une visée originelle, extérieure à son historicité, une dénotation première « purement et simplement » en dehors de ses connotations variées et multiverselles ! C’est ce langage pur qui renvoie à « l’harmonie de tous les modes de visée ».
Or cette harmonie s’accomplirait… via la traduction ! Du coup je repense à Jacques Derrida dont la paraphrase de la vision benjaminienne est restée ancrée dans ma mémoire, tant elle me semble pertinente : « On dirait que chaque langue est comme atrophiée dans sa solitude, maigre, arrêtée dans sa croissance, infirme. Grâce à la traduction, autrement dit cette supplémentarité linguistique par laquelle une langue donne à l’autre ce qui lui manque et le lui donne harmonieusement, ce croisement des langues assure la croissance et même cette “sainte croissance des langues” jusqu’au terme messianique de l’histoire », que Benjamin appellera « lieu promis et interdit où les langues se réconcilieront et s’accompliront ». Certes la conclusion que tire Derrida peut sembler pessimiste, mais ne s’impose-t-elle pas ? : « Si l’original appelle un complément, c’est qu’à l’origine il n’était pas sans faute, plein, complet, total. » Ce que corroborera Rudolf Pannwitz en affirmant que « Le traducteur doit élargir sa propre langue grâce à la langue étrangère ».
« C’est la traduction qui permet à l’original de continuer à vivre. »
La traduction se voit donc ici investie ni plus ni moins d’une dimension « messianique », en ce sens qu’elle rapproche et marie des modalités différentes de la vision d’un même réel. Francine Kaufmann, une consœur, renchérit et rappelle que « La tâche du traducteur consiste à faire émerger une langue idéale, une langue bien humaine mais en devenir, en manque, qui germe et mûrit à partir de la semence enfouie d’un langage supérieur. Non pas une langue archaïque mais qui se projette dans l’histoire, grâce à la traduction. »
Je retourne au texte de Benjamin lui-même : «Rédimer dans sa propre langue ce Pur Langage exilé dans la langue étrangère, le libérer par la réécriture de sa captivité dans l’œuvre, telle est la tâche du traducteur. » La traduction ne peut donc se contenter de vouloir ressembler à l’original : elle ne transpose pas, elle déploie ! Naîtra certes alors un inévitable conflit entre la chose, l’objet et la manière nouvelle et étrangère de le nommer. Ce que Benjamin illustrera par cet exemple célèbre : le Brot allemand n’évoque pas du tout la même chose que le pain français : le visé est le même, mais non la manière de le viser ! L’allemand Brot désigne le même référent que le français « pain », mais, explique mon confrère Marc de Launay, « chacun des mots procède d’une histoire propre, car, tandis que l’allemand fait entendre « ce qui est cuit », le français, dérivant du latin, fait plutôt référence à « ce qui nourrit », pour peu qu’on perçoive ces strates depuis longtemps sédimentées et, du même coup, devenues inapparentes et très largement désémantisées.
Dans sa quatrième thèse Benjamin définit le rapport entre l’original et la traduction comme un rapport « de vie » : l’original s’épanouit, se déploie dans ses traductions qui viennent nécessairement « après ». C’est la traduction qui permet à l’original de continuer à vivre.
La très célèbre métaphore benjaminienne de l’amphore brisée résume à elle seule toute la problématique (Benjamin était un grand amoureux des métaphores) : l’original coexiste à coté de ses traductions, fragments d’un même ensemble (l’amphore) qui une fois accolés restent discernables comme partie d’un tout. Benjamin précisera enfin que « la vraie traduction est transparente, elle ne cache pas l’original, ne bloque pas sa lumière mais c’est le Pur Langage comme renforcé par son propre médium qu’elle fait tomber d’autant plus pleinement sur l’original ! »
Alors, le saviez-vous, doctes traducteurs ? Lorsque vous traduisez, vous ôtez des œillères et vous mariez deux langues qui se fécondent mutuellement pour donner naissance à une langue troisième, elle-même en route vers le Pur Langage, celui des Hommes réunis et agrandis !