Encore un dictionnaire amoureux… oui, mais celui de Josée Kamoun !

La collection des “Dictionnaires amoureux” chez Plon s’enrichit, pour notre plus grand bonheur, avec le volume sur la traduction de Josée Kamoun. Un très beau dictionnaire subjectif, passionné, spontané, en un mot : amoureux. Françoise Wuilmart lui a posé huit questions. Quand une grande dame de la traduction en interroge une autre, voici ce que cela donne :

« Mon dictionnaire est une histoire d’amour avec toutes les langues et littératures que la  traduction m’a offertes. »

« Traduire me démultiplie. »

 

Probablement l’avez-vous tous déjà eu entre les mains, ce dictionnaire, et vous aurez sans nul doute lu ou parcouru les divers comptes-rendus surgis à gauche et à droite, et plus élogieux les uns que les autres.

Je n’ai donc pas voulu rédiger ici une énième explosion d’émerveillement et j’ai préféré laisser  la parole à Josée elle-même en lui posant huit questions auxquelles elle m’a fait le plaisir et l’honneur de répondre.

Mais avant de vous livrer l’entretien, ces quelques remarques : l’épithète « amoureux » n’aurait pu tomber entre meilleures mains, j’en veux pour preuve que dès la première page de l’avant-propos, Josée annonce la couleur : « J’approche le texte avec une forme de trac amoureux », ou : « la seule fidélité sur laquelle compter est la relance du désir », ou encore : « Une chose est sûre (dans la traduction) la libido est engagée », et last but not least : « Si l’obstacle enfièvre la passion, alors les nombreux obstacles, internes et externes à la traduction rempliront cet office » ; sans oublier l’entrée O : (cet) Obscur désir de traduire.

Rappelons brièvement que Josée Kamoun est née en 1951 à Tunis et a grandi à Marseille. Agrégée d’anglais, elle consacre sa thèse à Henry James qu’elle lit « à longueur de vie », puis passe une licence d’anthropologie sociale (« un pas de côté qui a considérablement compté dans ma formation de traductrice », me confie-t-elle). Traductrice de nombreux auteurs majeurs, le grand public la connait surtout pour ses traductions de Philip Roth, Richard Ford, Virginia Woolf… et tant d’autres, et aussi pour sa récente retraduction de 1984, de Georges Orwell.

Venons-en à l’entretien.

Françoise Wuilmart : Qu’est-ce qu’un dictionnaire amoureux (quelque 137 numéros ont paru à ce jour chez Plon) ? Quelle en fut la conception initiale ? Recevez-vous un cahier des charges ou vous laisse-t-on la voie complètement libre ?

Josée Kamoun : Il en paraît un tous les mois, à peu près, sur les sujets les plus divers; ainsi depuis le mien, celui de l’Aventure, bientôt celui de la Lune. Certains sont érudits, sur un « grand auteur », Proust ou Camus, d’autres non moins clairement fantaisistes, l’Inutile.

Il n’y a pas le moindre cahier des charges. C’est une forme d’Abbaye de Thélème, « Fais ce que vouldras ». L’auteur est pressenti pour ce qu’il a pu écrire précédemment, ses interventions sur les ondes et autres prises de position. J’ai reçu en cours de route, après l’envoi d’entrées, deux ou trois suggestions d’autres entrées pertinentes traitant de questions qui intéressent l’opinion, comme l’inévitable IA , mais ç’a été très limité.

F. W. : Et comment l’as-tu conçu, ton dictionnaire, toi, dès le départ ?

J. K. : Si on veut dire dans quel ordre, j’ai commencé sur ce qui me paraissait le plus urgent, en quelque sorte, ce qu’il me semblait nécessaire de dire d’emblée. En l’occurrence Les Mille et une Nuits, car cette traduction historique (dans tous les sens du terme) me semblait réunir les défis du traducteur et manifester comme presque aucune autre l’historicité de la traduction : établir un texte particulièrement hétérogène dans la mesure où il n’y avait pas de corpus à proprement parler, mais des contes populaires transmis par tradition orale et d’autres écrits pour l’éducation des princes, certains en persan, d’autres peut-être même venus de Chine. Et l’on sait que le succès même de l’entreprise de Galland, leur premier traducteur au début du XVIII e siècle, l’a contraint à intégrer Ali Baba, Sindbad ou Aladdin qui ne faisaient pas partie de ce cycle. Galland a édulcoré les contes, trop licencieux et truculents pour son public, mais il a bien transmis leur richesse et leur fantaisie. L’Occident inventait l’Orient par la traduction. Et ce n’était que le début de l’histoire.

Prime de plaisir : j’ai découvert qu’en arabe, le titre était Alf layla, wa layla, ce qui m’a permis de placer l’entrée à la lettre A !

F. W. : La subjectivité y est-elle mal  accueillie, ou au contraire encouragée ?

J. K. : La subjectivité est bien entendu encouragée; ce n’est pas un docte ouvrage universitaire, ni un collage Wikipédia ; c’est le partage d’une dilection à longueur de vie, d’une expérience à la fois intellectuelle et émotionnelle, d’une réflexion fondée sur les cas de figure, dont on tirera, autrice et lecteur, des lignes de force sur la pratique de la traduction, pratique sociale et culturelle. On traduit ici et maintenant, avec ce qu’on sait, ce qu’on sait faire, ce qu’on a lu. On traduit avec qui on est.

F. W. : Au départ, quelles furent tes grandes visées, tes objectifs ?

J. K. : Les traducteurs qui publient sur leur métier racontent souvent leurs relations avec leurs auteurs, les souvenirs d’aventures particulières; les théoriciens théorisent. Je ne souhaitais faire ni l’un ni l’autre, sinon en passant (il y a bien une entrée Roth). J’étais lasse aussi d’entendre les propos idéalisants sur la traduction comme pratique de l’hospitalité, accueil de l’autre, école de tolérance qui me paraissent de surcroît un gargarisme assez inefficace contre les infections idéologiques en tout genre. Je voulais montrer, pour dire simple, que la traduction est partout dans nos vies, littérature de fiction, publicité, dépêches d’agence de presse, titres de films (souvent livrés en VO s’agissant de l’anglais à présent) et qu’elle manifeste la porosité de la langue à la langue hégémonique qu’est devenu l’anglais – et conséquemment à la culture anglo-saxonne  – les changements dans les usages et les mœurs (entrée sur traduire Tu ou Vous ?, entrée Effusions). J’ai voulu faire dialoguer l’universel avec les déclinaisons spécifiques (Les Galets d’Etretat : traduire les onomatopées et les bruits du monde)

F. W. : Il s’agit d’un dico amoureux de la traduction : qu’y as-tu mis en évidence dans le métier de la traduction ? Probablement à travers le prisme de ton expérience et de ta personnalité ?

J. K. : Bien sûr, j’ai commencé par relever le caractère obsessionnel de notre pratique; notre consentement à être possédés par le texte : nous habitons l’œuvre qui nous habite ; notre patience insigne. La part de la méthode et celle de l’intuition, du ressenti – qui n’ont rien de magique mais ne fonctionnent pas sur les mêmes capteurs. Ce que tu fais te fait, dit le proverbe, nous sommes faits non seulement de tous les textes que nous avons traduits, mais des assouplissements mentaux qu’ils ont exigés de nous et rendent nos métamorphoses ultérieures plus aisées. J’ai une personnalité fusionnelle, jusqu’au fameux (et contesté !) sentiment océanique ; elle trouve son compte à se dissoudre (ou en entretenir l’illusion) dans l’œuvre de l’autre, la voix de l’autre.

F. W. : As-tu traité des thèmes déjà largement développés ailleurs comme  la formation, les théories de la traduction ?

J. K. : La formation bien sûr, car j’ai le sentiment qu’elle change tout et que, grâce à elle, une superbe relève est assurée. La théorie, non. Elle éclaire (tout autant qu’elle est éclairée par) la linguistique, la philosophie des langues. Elle ne nous « sert » pas de mode d’emploi et risque parfois de faire l’économie du contexte socioculturel. Je remarque que le discours sur la traduction a longtemps été confisqué aux « simples » traducteurs; il n’en va plus de même – forums, festivals, colloques, revues : entrée Pixellisation du paysage traductif.

F. W. : Que penses-tu du concept d’empathie (avec le texte bien sûr, pas avec l’auteur) et, autre façon de poser la question : es-tu de ceux qui prétendent pouvoir tout traduire ? Abordes-tu ce sujet dans ton dictionnaire, si oui à quelle entrée et si non, pourquoi ?

J. K. : Je suppose que je l’évoque, quoique pas en ces termes, dans l’entrée Babéliens et Pentecôtistes, particulièrement à la fin. L’autrice Nathalie Azoulai a traduit somptueusement le Mrs Dalloway  de Virginia Woolf, comme personne avant elle d’après moi ; j’y vois en effet un phénomène d’empathie plus que l’aboutissement d’une technique bien rodée. Mais, d’un autre côté, j’ai traduit les derniers textes de Woolf qui restaient à traduire, notamment des nouvelles. Les autres nouvelles avaient été traduites pendant la guerre de 39-45 par Hélène Bokanowski, laquelle déclarait ne pas aimer Woolf, contrairement à moi, et l’avoir fait par nécessité vitale – elle crevait de faim. Le temps passant, quand je relis les nouvelles, je suis en peine de dire laquelle a été traduite par elle, laquelle par moi…

Je n’ai jamais voulu me spécialiser dans un territoire de la langue anglaise, empire sur lequel le soleil ne se couche jamais comme on sait. Ni dans un genre littéraire, ni dans une période. Alors j’imagine que je fais partie de ceux qui croient pouvoir tout traduire. C’est à dire : jusqu’à preuve du contraire, naturellement.

F. W. : Si, lors d’une manifestation publique, on te demandait de lire une seule et unique entrée, laquelle choisirais-tu ?

J. K. : Tout dépend de la manifestation et du public auquel elle s’adresse. Mais on m’a demandé de le faire récemment, et pour des raisons pratiques, j’ai choisi un passage court et qui se suffisait à lui-même : Une peau sans pores, troisième volet de l’entrée Manières de dire, façons de parler.

F. W. : Quel est ton plus beau souvenir de traductrice ?

J. K. : Il y en aurait pas mal de forts, en quarante ans. Mais je vais en choisir un inattendu.

Pendant le Covid, je traduis pour la première fois de la poésie, un roman en vers libres. Je devais le traduire en collaboration étroite avec l’éditeur, mais l’éditeur en question change de maison avant même que je lui aie envoyé vingt pages, et me rassure : celle qui me lira est « formidable ». Certes, je me doute bien qu’il ne va pas me dire autre chose, ce lâcheur. Mais il n’a pas menti.

Tous les soirs à 18 heures, dans la lumière de ce printemps ensoleillé quoique confiné, cette jeune femme que je n’ai jamais vue et pour cause, m’appelle pour me faire part de ses suggestions et nous discutons pendant deux heures; elle est incroyablement créative et généreuse, n’insiste jamais pour que j’adopte sa suggestion, nous rebondissons sur les avancées de chacune : la courte-échelle traductive. Nous rions aussi beaucoup en échangeant des considérations et réflexions sur la pratique car elle est elle-même traductrice. Ce compagnonnage va m’aider à traduire un texte souvent problématique, mais il va aussi m’aider à traverser une période compliquée pour tout le monde. Nous continuons.

Fin de l’entretien…

… pourtant et pour être complète, il me faut impérativement évoquer un autre aspect primordial de ce dictionnaire : son style.

Si vous vous attendez comme pour certains autres dicos amoureux, à de doctes phrases, à de savants développements, à d’autoritaires assertions ou références, vous serez déçus. Le style de Josée est… « habité » si vous voyez ce que j’entends pas là, derrière chaque mot résonne haut et clair la voix d’une grande dame passionnée de la traduction mais qui redevient parfois petite fille de par ses formulations spontanées, enthousiastes, voire enjouées. J’irais même jusqu’à dire de maints passages que le style est flamboyant dans sa richesse lexicale, dans ses formulations poétiques ou ses métaphores inattendues. Et quelle érudition bien amenée : belle démonstration que l’on peut régaler et instruire son lecteur en le passionnant à son tour au lieu de le complexer… Les pages se tournent toutes seules et l’on a peine à refermer le livre jusqu’au lendemain.

Enfin j’ai cru repérer au beau milieu du dictionnaire, à la fin de l’entrée Moby Dick ou le dernier voyage, une sorte de testament  qui loin de redouter l’irrévocable fin, évoque la pérennité d’une passion jusque dans le dernier transfuge…

« Lorsque je sentirai mes forces s’amenuiser, j’entreprendrai la traduction de Moby Dick, celle que j’ai toujours voulu faire, sept cents pages d’une difficulté à la mesure de la bête, à laquelle bien des harponneurs-traducteurs valeureux et habiles se sont risqués avant moi. De cette façon, n’ayant, sauf erreur de ma part, passé aucun pacte avec Thanatos, je suis sûre de mourir à l’ouvrage, et cette idée me réjouit… »