La chronique de Corinna Gepner
Une petite ville fantôme sur la côte argentine, un hôtel en voie de construction, un colloque de traducteurs : tels sont les ingrédients de ce polar sud-américain traduit avec talent par René Solis. On ne dévoilera évidemment rien de l’intrigue, mais on soulignera l’heureuse surprise que l’on a en découvrant au fil des pages que la traduction ne tient pas une place purement décorative dans le roman. Elle est au cœur même de l’histoire et les cadavres qui s’accumulent – meurtres, suicides ? – pourraient bien être liés à l’apparition d’une langue singulière, inconnue de tous, au pouvoir mortifère.
Les communications des participants au colloque offrent l’occasion de quelques propos non dénués d’intérêt pour le traducteur : « Les livres écrits dans notre propre langue, nous les lisons comme des myopes, en les rapprochant trop de nos yeux. Alors que les livres traduits, nous les éloignons pour qu’ils soient nets. » Ou encore : « […] tout peut être traduit, excepté la façon dont une œuvre se tait ; et pour cela, il n’existe aucune traduction possible. »
Qu’est-ce qui se dessine dans ce roman, qui, au travers d’une histoire policière, s’interroge sur la langue par le biais de la traduction ? Peut-être une réflexion sur l’origine des langues, sur la circulation du sens, et, plus fondamentalement, sur le pouvoir du mot à amener au jour, ne serait-ce qu’en signalant son absence, un arrière-plan qui nous dépasse. Si la mort attend certains des protagonistes engagés dans la quête d’une langue première, c’est peut-être qu’ils ont du mal à voir celle-ci autrement que comme un retour dans le passé au lieu de chercher à la faire s’épanouir dans un ici et maintenant qui gagnerait beaucoup à s’ouvrir. Les voies de la traduction sont impénétrables…
Pablo de Santis
La Traduction
Traduit de l’espagnol (Argentine) par René Solis
Éditions Métailié, 2004
Avec Río Negro, nous plongeons en eaux profondes, au cœur de la vase tapissant le fond d’un fleuve autrefois sauvage, qui sert désormais de décor au désenchantement de ceux qui vivent sur ses rives. Même les clochards ont perdu leur âme, comme le constate le narrateur, écrivain en perte de vitesse qui ne sait plus quoi faire pour remuer Miguel, son fils de dix-huit ans. Plutôt que d’affronter la réalité de sa vie, il préfère se réfugier dans les brumes du haschich, dont il use sans modération. Il y a là comme la survivance d’une autre époque, plus insouciante, où le rêve n’avait pas encore les relents putrides qu’il exhale à présent. Et lorsque sa femme Ema le laisse seul pour quelques jours avec Miguel, la machine va se détraquer à une allure vertigineuse.
Dans son désir dévorant de faire un homme de son fils, le narrateur ne recule devant rien : aborder des prostituées, inviter l’amie – platonique – de Miguel pour hâter la concrétisation d’une relation amoureuse entre les deux jeunes gens… Ce rôle d’entremetteur, qu’il joue sans avoir bien conscience de ses propres fantasmes, va déboucher sur une tragédie en plusieurs actes qu’il serait cruel de dévoiler ici. Qu’on sache tout de même que nul ne sortira indemne – c’est le moins qu’on puisse dire – de cette aventure.
L’univers de Mariano Quirós est d’une noirceur impressionnante, d’autant plus efficace qu’elle niche l’horreur dans le contraste entre les actes et l’inconscience de ceux qui les commettent. Ce déphasage, que l’on a vu ailleurs, au cinéma par exemple, chez Quentin Tarantino, se révèle d’une efficacité redoutable et a pour effet de court-circuiter toute possibilité de rédemption. Quand le drame prend une dimension burlesque, qu’y a-t-il encore à sauver ? Même le fleuve n’existe plus que pour servir de dépotoir aux espoirs définitivement perdus de ses riverains.
Ce texte par moments saisissant est fort bien servi par une traduction d’une grande précision, attachée à rendre les nuances des comportements et des pensées, et qui restitue avec brio la force de la narration.
Mariano Quirós
Río Negro
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Zooey Boubacar
Éditions La dernière goutte, 2014