Durs apprentissages

La chronique de Corinna Gepner 

Avec Scènes de ma vie, le paysan autrichien Franz Michael Felder (1839-1869) livre une autobiographie singulière et fascinante. Conscient dès son plus jeune âge de n’être pas comme les autres, il se fraie difficilement un chemin parmi les aléas de l’existence. La vie est rude dans les montagnes du Vorarlberg, surtout quand on n’est pas de constitution robuste et que l’on se découvre un goût pour les livres et l’écriture. Avec une acuité et une profondeur de vue peu communes, Felder décrit son douloureux apprentissage, ses espoirs et ses déchirements, ses découvertes et ses désillusions – et sa volonté inébranlable d’accéder à l’univers de la littérature.
Scènes de ma vieSon originalité tient toutefois à ce qu’il ne cherche pas à se réfugier dans le monde des livres ni à se couper de ses racines paysannes. Au contraire, c’est chez lui, dans son village natal, qu’il entend vivre sa vocation existentielle, en la mettant au service du bien commun. Pour lui, la culture rime manifestement avec le développement d’une conscience politique et sociale qui l’amènera à lutter contre l’exploitation dont sont victimes les paysans de sa région. Il conçoit l’éducation comme une voie de libération pour ceux que la société maintient sous le joug de l’ignorance et d’une oppression qui ne s’affiche pas nécessairement comme telle. Inutile de dire que Felder ne se fait pas que des amis parmi ceux dont il dénonce les abus – mais aussi chez les paysans, qui ne savent que penser de cet extravagant qui n’a pas de place dans leur univers mental.
On est frappé par l’authenticité, la force et l’intelligence du récit, impressionné par l’incroyable courage qui se déploie dans ces pages et par la beauté de la langue de Felder. Incisive, poétique, virulente, tendre : elle dit aussi bien la colère que l’amour, l’émerveillement que le dégoût. Elle restitue admirablement les tourments d’une âme cherchant désespérément à se faire entendre, non pour sa propre satisfaction, mais parce qu’elle se sait capable d’apporter à autrui des lumières qui lui donneront accès à une vie meilleure.
Il n’est pas étonnant que l’amour y tienne une aussi grande place : la figure de Nanni, celle qui deviendra la femme de Felder, illumine le récit. On laissera à la passionnante postface de Jean-Yves Masson le soin d’expliciter la fonction assumée de ce texte, hymne poignant à l’amour, à l’épouse défunte qui aura permis à l’auteur de devenir ce qu’il est.
Enfin on ne saurait trop souligner l’excellence de la traduction, qui épouse avec force et délicatesse le phrasé de Felder, et qui a su se couler dans le moule de l’époque sans pour autant donner le sentiment d’avoir « reconstitué » un langage.

Franz Michael Felder
Scènes de ma vie
Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay
Verdier, 2014

Dans son roman Humains, l’écrivain Matt Haig rejoue à sa façon la fiction du voyageur persan à la Montesquieu. Une civilisation très avancée dépêche un des siens sur la planète Terre afin de prendre la place du mathématicien anglais Andrew Martin, qui vient de résoudre une équation dont les conséquences sont incalculables pour l’humanité – et donc aussi pour tous les voisins, proches ou éloignés, de la Terre. Sa mission est claire : tuer tous ceux auxquels Andrew Martin a parlé de sa découverte, collègues, épouse, fils…
HumainsMais d’abord, il lui faut s’accoutumer à la vie terrestre et jouer tant bien que mal le rôle du professeur Martin, lequel était manifestement un grand savant, mais aussi un piètre époux et un père défaillant.
Il en résulte un récit hilarant de ses mésaventures dans ce monde qu’il ne comprend pas et qui lui paraît à la fois absurde et répugnant. Mais, bien sûr, en apprivoisant peu à peu son nouvel environnement, il se prend au jeu et finit par déceler les beautés cachées de ce qu’il considérait auparavant de l’œil froid d’un Vonnadorien rationaliste. Cependant il serait erroné de ne voir dans ce roman qu’une illustration de plus d’un schéma narratif bien connu. Au fur et à mesure que l’on avance dans l’intrigue, on est saisi par le fond de mélancolie et d’émerveillement qui sous-tend le texte. On le sent habité à la fois par le désespoir et par un désir forcené de faire advenir le beau et de redonner à l’art – la poésie, la musique – la place centrale qu’il devrait avoir dans toute existence. Dire que le faux Andrew Martin découvre les vertus de l’amour pourrait paraître, là aussi, trop attendu et prévisible pour être vraiment convaincant. Et pourtant… On comprend bien qu’il ne s’agit pas d’une formule toute faite, mais qu’il y a là une expérience de vie qui donne au récit toute sa force. Et quand on referme le livre, on a le sentiment d’avoir fait une plongée régénératrice en soi-même.
La traduction est d’une inventivité qui rend parfaitement justice au texte, elle le fait vivre et contribue très largement à l’émotion et au plaisir que l’on éprouve à la lecture de ce roman.

Matt Haig
Humains
Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Valérie Le Plouhinec
Hélium, 2014