Dossier Polar : Éric Boury, Hélène Amalric

[boxed_content title= »Éric Boury – traducteur de l’Islandais » type= »coloured » custom_bg_colour= »#2E2EFE » custom_text_colour= »#D8D8D8″ pb_margin_bottom= »no » width= »1/1″ el_position= »first last »]

Consacré l’année passée par le Grand Prix de traduction de la Société des gens de lettres, Éric Boury est l’homme à qui l’on doit de dévorer ces polars islandais qui nous font frissonner… de peur. Pour le blog, il revient sur sa carrière et explique dans le quart d’heure technique les difficultés qu’il rencontre dans les oeuvres qu’il traduit, qu’il s’agisse de questions de linguistique ou de transmettre dans notre langue un système de pensée si éloigné du nôtre.

Comment en es-tu venu à traduire du polar ?
J’ai commencé grâce à Anne-Marie Métailié. Elle m’a contacté en 2004 pour me proposer de traduire La cité des Jarres d’Arnaldur Indridason. J’avais lu un premier livre de lui, que j’avais beaucoup aimé, mais pas celui-là. À l’époque, il me semble que Régis Boyer, sous la direction de qui j’avais fait mon master, avait refusé de s’en charger, car il ne traduisait pas de polar. Je suppose qu’il  a donc donné mon nom à Anne-Marie. Nous n’étions pas nombreux à maîtriser l’islandais ! C’est une langue très complexe, aux déclinaisons nombreuses et dont la forme ancienne est peu différente de l’islandais parlé aujourd’hui.

Il est rare d’être ainsi sollicité !
Oui, et c’est un confort exceptionnel. J’avais alors deux traductions à mon actif et je me disais « ouf, on va enfin me laisser tranquille ». J’enseignais et j’avais des enfants en bas âge, je ne cherchais pas particulièrement à me lancer dans la traduction. Malgré tout, je n’ai pas pu refuser, car l’auteur m’emballait.
Treize ans plus tard, nous sommes trois traducteurs très actifs à traduire de l’islandais, et j’ai démissionné de mon poste d’enseignant.

Comment en es-tu venu à t’intéresser à l’islandais ?
Je l’ai appris à la fac et j’ai ensuite passé deux ans en Islande, quelques mois dans une ferme, puis le reste de mon séjour à Reykjavik. Cette langue me passionnait. Avec elle, j’évoluais dans un univers complètement détaché de la France et du français. Ensuite, j’ai commencé à apprendre à traduire avec les deux  premiers livres auxquels j’ai travaillé.

Et le polar ?
Au départ, ce n’était pas ma branche, je n’en lisais même pas. Ce qui m’a séduit chez Arnaldur Indridason, c’est ce côté totalement immergé dans la société qui se dégage de ses ouvrages, une société qu’il dépeint avec beaucoup de réalisme, ce qui permet de régler leur compte aux clichés de type « c’est un pays où le crime n’existe pas ». Bien sûr, les crimes sont plus nombreux dans les polars islandais que dans la réalité, mais quand même.
Une autre dimension m’intéresse dans ses romans : on y explore l’histoire du pays. Ses intrigues mêlent souvent passé et présent. Avec lui, j’ai toujours l’impression d’être vraiment en Islande. Quand je le lis, je ne peux m’empêcher de me dire : « Oui, c’est bien ça qu’on perçoit en voyant telle ou telle chose. » C’est un grand observateur de la société et de l’environnement en général.

Quel est ton meilleur souvenir de traduction ?
Généralement, je tombe amoureux du livre que je traduis. Mais mon meilleur souvenir est le premier de ses romans mettant en scène le commissaire Erlendur Sveinsson, La cité des Jarres. Aujourd’hui, je dois en être au treizième, je suis habitué à son style. Au premier, je me disais tout le temps : « mais qu’il est doué ! »
La femme en vert m’a vraiment secoué. Cela reste pour moi le meilleur de ses romans. J’étais très impressionné. C’est magistral. J’ai été subjugué en le traduisant.
D’ailleurs, les polars que j’ai aimés, je les ai traduits. Les deux seuls d’Arnaldur que je n’ai pas traduits, c’était par manque de temps et non pas pour une autre raison. J’aurais regretté de ne pas traduire cet auteur.

Comment travailles-tu avec tes éditeurs ? Ont-il accès à la version originale du texte ?
Non. Résultat, ce sont des relations personnelles qui se créent avec l’éditeur, comme c’est le cas avec Anne-Marie Métailié, puisque pendant longtemps, j’étais pratiquement le seul à traduire du polar islandais. Elle est ainsi revenue du salon du livre de Francfort avec Le temps de la sorcière, d’Arni Thorarinsson et m’a demandé ce que j’en pensais. On occupe ainsi très vite un rôle de conseiller et de découvreur. Il m’est d’ailleurs arrivé de lui apporter des textes.
Les conditions de travail n’ont rien à voir avec celles des traducteurs de l’anglais, par exemple.

                             

Le quart d’heure technique

Quelles sont pour toi les difficultés emblématiques du genre ?
Elles tiennent plus à la langue même. Moi, ce qui m’importe, c’est que le résultat soit un livre en français. Pour cela, tu es obligé de t’éloigner de la version originale, car le mode de pensée en islandais est différent de celui que nous connaissons en français. Comparé au danois ou au norvégien, l’islandais est beaucoup plus éloigné de notre manière de raisonner. Résultat, si tu restes près du texte, le lecteur français n’a aucune idée de ce dont tu parles.
Prenons, par exemple, le mot Laugavegur. Traduit au plus près, cela signifie « la route des sources chaudes ». Mais il s’agit de la rue principale de Reykjavik. Donc, dans le texte français, j’écris « la rue Laugavegur ».
L’islandais est aussi une langue très redondante. En islandais, on dira « il referme la porte derrière lui ». En français, « il referme la porte » suffit.
Une autre difficulté tient à la réalité de la vie quotidienne des Islandais, si loin de la nôtre. Les plats locaux sont un véritable casse-tête. Ainsi, ils mangent de la lifrarpylsa, une sorte de boudin à la graisse ou au foie de mouton, cuit dans la panse, puis conservé dans du petit-lait, et qui se déguste froid. Si tu écris « il mange du boudin », cela ne correspond pas à ce qu’est ce plat. Il faut détailler davantage. Tu t’éloignes donc de la VO, parce que tu expliques une chose que les Islandais connaissent. Mais tu ne peux pas faire autrement si tu veux que le lecteur comprenne. Bref, tout est à expliquer, à reconstruire, et je mets parfois des notes de bas de page. En fait, tu t’éloignes du texte pour t’en rapprocher. Et ce n’est pas parce que c’est un polar que tu peux te permettre d’escamoter plus de choses.

Comment fais-tu pour le système judiciaire ? Ou policier ?
Une des difficultés est qu’en Islande, il n’y a pas d’armée. En islandais, la gendarmerie devient la police militaire !
Dans un texte, je me suis ainsi retrouvé avec un « chef militaire ». Était-il général ? Maréchal ? Commandant ? En fait, tout dépend du contexte, mais tu ne peux jamais en être sûr.
J’ai aussi eu un « entraîneur de troupes ». J’avais d’abord opté pour « lieutenant », mais il se présentait plus loin comme « sergeant ». Donc, il est sergent de l’armée américaine.
Ce flou dans les grades s’explique par l’histoire du pays, qui, comme je l’ai dit, n’a pas d’armée propre, mais a connu sur son territoire l’armée anglaise, puis américaine. Donc, quand tu traduis, tu fais un peu ta propre cuisine pour que cela reste réaliste. Dans le cas précis de cet “entraîneur de troupes”, qu’il soit lieutenant ou sergent, au fond, cela n’a aucune importance dans le récit.

Qu’en est-il des scènes de meurtre ?
Il s’agit rarement d’une exposition pure de la violence. On reste dans des limites très raisonnables, jamais dans des descriptions trop violentes. Quand quelqu’un meurt, le médecin du district vient en faire le constat, puis le corps est emmené à la morgue et autopsié si la mort est suspecte.
J’ai parfois davantage de difficultés avec l’expression des sentiments. La phrase « ils étaient très bons amis » peut aussi bien signifier « ils se voient tous les six mois pour boire un verre » que « ils vivent une folle passion ». Impossible de le savoir !

À quelles autres difficultés es-tu confronté ?
J’ai l’habitude de prendre pour exemple la météo. En islandais, il existe quinze mots différents dans la langue usuelle pour décrire la neige. Par exemple, föl est une fine pellicule qui recouvre l’herbe mais à travers laquelle elle perce, ce n’est pas de la neige (snjór) pour un Islandais. Donc, tu écris « un voile presque transparent recouvrait… ». De la neige qui tombe en bourrasque sous l’effet du vent s’appelle skafrenningur, ce n’est pas “il neige”. Là, il vaut mieux éviter de sortir de chez toi ! La météo tient donc une grande place dans ces récits. Tout comme la nature en général. Pour les arbres, les noms sont assez souvent calqués sur le danois. Parler d’un châtaigner à un Islandais, c’est comme parler d’un micocoulier à un Français ! Un Islandais ne fera pas la différence entre un hêtre, un chêne, un tilleul, cela lui est impossible. En fait, tout ça est une question de charge culturelle partagée…

Propos recueillis par Luce Michel

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C’est à elle que nous devons de lire en français des auteurs comme Patricia Cornwell, Val McDermid ou Philip Kerr. Éditrice, traductrice – notamment d’Elizabeth George et de Ruth Rendell –  mais aussi auteur de polars, Hélène Amalric nous parle lectures et écriture.

Comment êtes-vous devenue éditrice et traductrice de polars ?
J’ai commencé comme lectrice, puis comme traductrice. Dès que j’ai su lire, très tôt, je n’ai plus jamais cessé. J’étais mauvaise élève et ne pensais qu’à lire et aller au cinéma. J’ai eu le bac à seize ans, mais les études ne m’intéressaient pas.
J’ai commencé grâce à une amie de mes parents, éditrice chez Jean-Claude Lattès. Je lisais pour elle des polars et des livres sur le cinéma (j’y passais ma vie et j’adorais ça). Puis, assez rapidement, j’ai fait des traductions. Cette amie m’a mise en contact avec l’agent Mary Kling, qui avait créé La Nouvelle Agence. Toutes deux s’étaient aperçues que je connaissais bien la littérature de genre, le polar, la SF, le fantastique, qui étaient mes livres de prédilection. Je suis restée un an à l’Agence avant de rencontrer Michel Averlant, qui venait de prendre la direction du Masque. À l’époque, j’étais plus Série noire que Masque. Mais nous n’étions que deux, Michel et moi, et tout le catalogue était à remonter. J’y suis restée dix-sept ans. Au bout d’une quinzaine d’années, je tournais un peu en rond et quand une chasseuse de tête m’a contactée pour un poste de directrice générale adjointe, chargée de l’éditorial, chez J’ai Lu, j’ai accepté. Michel Averlant et Frédéric Ditis avaient fondé J’ai Lu, la boucle était bouclée. J’aimais beaucoup cette maison, le format poche.
Deux ans plus tard, Hachette m’a fait revenir dans son giron avec un poste de directrice du développement du Livre de poche. Ensuite, après un bref passage à la direction de Stock, puis  une période en tant qu’éditrice free-lance, j’ai assuré la direction de Phébus pendant quatre ans. C’était passionnant, mais très dur.
Après Phébus, je suis redevenue free-lance. J’avais aussi envie d’écrire, de me consacrer de nouveau au cinéma.

Comment « découvre-t-on » des auteurs ?
J’ai toujours essayé de garder le réflexe de la lectrice « de base », du bonheur de la lecture. Et j’aime ce genre littéraire, profondément. De nos jours, le polar a tout envahi, mais ce n’était pas le cas dans les années 1980-1990. Ma mère me disait tout le temps : « Quand est-ce que tu vas faire des livres sérieux ? » On ne peut sentir, repérer quelque chose que si on aime ça.
Ça arrange les maisons d’édition de penser qu’il n’y a pas de talent d’éditeur. On achète quinze titres et, dans le tas, il y en a un de bon qui marche. Au Masque, je lisais tout. Il y avait tellement de matériau !
Patricia Cornwell, par exemple, avait été refusée partout. Son personnage de femme médecin légiste, moi, c’était la première fois que je voyais ça. Tout comme Elizabeth George, sous la plume de laquelle je lisais pour la première fois quelque chose d’aussi fort sur l’inceste. Et de même avec Kerr et son personnage de privé dans les années 1930 en Allemagne.
Évidemment, cela ne suffit pas. Il faut aussi s’accrocher pour que ça marche. La grosse différence entre publier un auteur qu’on va traduire et un auteur français, c’est que ce dernier, on va se demander s’il est prêt à travailler ou pas, si on perçoit quelque chose d’intéressant dans son texte. Ce qui est bien évidemment impossible avec l’auteur étranger. Là, on s’interrogera sur ce que la traduction peut donner.

Y a-t-il des textes que vous avez regretté d’avoir laissé passer ?
Oui. Harlen Cobben. Je n’y croyais pas trop. Je trouvais ça bateau, et les enchères étaient hautes. Mais mon vrai regret, c’est Le silence des agneaux. Il venait d’être acheté quand je l’ai lu. C’était un roman très bien écrit, indépendamment du thème qu’il traitait, et c’était nouveau.

Y a-t-il des modes dans le polar, comme dans la romance par exemple ?
Le renouvellement du genre n’intervient pas tellement dans les structures mais plutôt dans les thèmes. Il y a par exemple la mode du domestic thriller, qui est très anglaise, et où l’intrigue se développe dans une atmosphère intimiste.
Pour moi, le polar est un témoin d’une certaine époque. Depuis quelques années, on voit émerger toute une série de thèmes. Les enfants, les pervers narcissiques, la pédophilie, ont tout envahi. C’était quelque chose qui n’existait pas, mais parce que la société ne s’intéressait pas aux enfants de la même façon. Ces obsessions se retrouvent dans le polar, qui est toujours une variation sur quelque chose qui a été fait.
Prenons Clare Mackintosh, par exemple. Te laisser partir est construit de telle manière que je me suis moi-même fait avoir ! Ça fonctionne, et, à ma connaissance, personne avant elle n’avait écrit ce genre de chose. Avec Je te vois, elle s’intéresse à la surveillance généralisée. Une femme suivie mène l’enquête une fois qu’elle se rend compte qu’elle est épiée.

Le quart d’heure technique

Qu’est-ce qui, pour vous, fait un bon traducteur de polar ?
C’est quelqu’un qui restitue la richesse de la VO, le rythme, la vitesse, la fluidité. Mais surtout un bon traducteur, c’est un bon traducteur, point final. Je ne comprends pas qu’on puisse refuser de traduire une chose ou une autre.
Chez les traducteurs, j’ai remarqué deux extrêmes que je ne supporte pas en tant qu’éditrice. Il y a celui qui se contente de traduire « comme ça » parce qu’il n’aime pas ça. On trouve dans son texte des répétitions, des « fait » en pagaille, des descriptions lourdes. Il faut donner plus, sans pour autant perdre le rythme. Et il y a la tendance inverse, que je retrouve aussi chez les préparateurs de copie : la surécriture. La tendance à écrire « le coeur battant la chamade » au lieu de se contenter de « le coeur battant ». Non, on ne fait pas de phrases ! Il faut trouver l’équilibre, un juste milieu sans en rajouter. Cela va avec cette tendance du traducteur à vouloir tout expliquer, quand il pense que le lecteur ne va pas comprendre, à surécrire pour compenser par exemple une certaine pauvreté du vocabulaire.
Il n’en reste pas moins que certains auteurs sont très durs à traduire, comme Rendell, chez qui la psychologie est essentielle. Chez elle, tout est derrière les mots.

Tutoiement, vouvoiement, comment trancher ?
Comme on le sent ! Par exemple, dans l’une de mes dernières traductions, une femme revient sur les lieux de son enfance et y retrouve un vieux monsieur qui l’a connue enfant. Lui la tutoie, mais elle le vouvoie.
Il peut aussi y avoir une graduation, un vouvoiement à l’occasion d’une réplique, puis un tutoiement. Il faut sentir les choses. Moi, je me lis les dialogues à haute voix, une bonne manière de s’apercevoir de ce qui ne va pas.

Quelle liberté a-t-on dans l’adaptation du système judiciaire ou des grades dans la police ?
J’ai toujours pris le parti au Masque de ne rien franciser. D’autres préféraient mettre les grades français, mais je trouvais que cela ne rimait à rien. Évidemment, il faut avant tout que cela reste compréhensible. Et puis, aujourd’hui, cet univers nous est familier avec les séries télévisées américaines. Dans l’une de mes dernières traductions, j’ai gardé « détective », même si cela n’existe pas en français, parce qu’il était impossible qu’il en soit autrement dans les dialogues.
Toujours dans cette même traduction, j’ai été confrontée à une longue scène de procès. Et à un vrai problème : une expression juridique qui n’a pas son équivalent dans notre système judiciaire, « excited utterance ». Il s’agit de ce qu’une personne peut énoncer lors d’un événement dramatique, lorsqu’elle est sous le choc. Sa réaction est spontanée, et malgré tout valide devant la cour. Là, j’ai mis une note, impossible de faire autrement.

Propos recueillis par Luce Michel

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