Donner un sens plus pur aux mots de la tribu…

Cette citation bien connue de Mallarmé peut-elle s'appliquer au travail de traduction ? Autrement dit, en quoi un traducteur est-il aussi poète ? Avec son nouveau billet croustillant, Françoise Wuilmart vous invite à la suivre pour faire ensemble un pas de côté poétique.

par Françoise Wuilmart

On se souviendra du poème dont cette citation est extraite et que Mallarmé écrivit en 1877, mais on ignore souvent à quelle occasion et pourquoi il l’a rédigé.

Mallarmé était un fervent admirateur d’Edgar Alan Poe. Vingt-cinq ans après la mort de celui-ci, un monument avait été construit à Baltimore pour lui rendre hommage, et ce poème y serait gravé (ainsi que publié par ailleurs dans un volume en hommage à Poe). Outre cet hommage, le poème évoque aussi ce qu’est l’idéal poétique pour Mallarmé.

Il m’a semblé que cet idéal poétique rejoignait d’une certaine manière l’idéal … traductif !

Pourquoi et comment ?

Ce que nous commande le poète, c’est d’arracher le mot de son environnement habituel (la tribu), de ne pas automatiquement l’associer à ce à quoi on l’associe automatiquement, et n’est-ce pas cela l’écriture, la grande écriture : sortir le langage de ses us et coutumes pour l’élever à un statut hors du commun, à un niveau supérieur qui reforme, remodèle non seulement le langage mais engendre… « autre chose », la vision du poète, un « monde » décapé et neuf, innovant, parfois jusqu’au sublime, mais qui peut certes être meilleur ou pire, selon le poète.

C’est donc dans cette sortie du commun, de l’association systématique, ou pour le dire simplement : du poncif, du cliché, de ce « à quoi tout le monde s’attend » que résiderait la création véritable. La paronomase est donc bien l’ennemi juré numéro un du poète… comme ce célébrissime traduttore, traditore, ou qui vole un œuf, vole un bœuf, ou qui vivra verra et autres formules faciles qui consistent à taper sur un clou (merci Monsieur Coué !) jusqu’à vous aveugler.

Le poète, donc, s’écarte de la norme, de l’attendu, de la connotation qui s’impose comme une routine, il tourne dès lors le dos au passé, aux alentours, et regarde ailleurs. Sur le plan technique ou artisanal, il utilise des mots nouveaux, mais surtout il crée des associations nouvelles pour brosser son tableau. Le renouveau est déjà dans la forme !

Quant au traducteur… quant au traducteur… !

Bien trop souvent hélas, ce n’est pas un poète. Encouragé, il faut bien le dire, par certains éditeurs, il fait son Vialatte : surtout produire un texte bien lissé, du « beau » français, du « grand » français, on sent Versailles là-derrière. Mais Kafka ce n’est pas Versailles, et Vialatte en dépit de son français admirable et de son style propre, bien à lui, somptueux sans doute en soi, ne recrée pas Kafka. Loin, loin, loin de là !

Si l’auteur fait un écart « poétique », le traducteur devrait lui aussi le faire, ce qui n’est pas toujours le cas. Combien de fois certains correcteurs de maisons d’édition ne nous remettent-ils pas « dans le droit chemin ». Ainsi dans ma traduction de Une femme à Berlin (anonyme), avais-je fidèlement traduit la phrase allemande par : « on respirait les détonations » (nous sommes pendant la guerre à Berlin) ; remarque du correcteur : une détonation ne se respire pas, elle s’entend… No comment.

Etre fidèle à l’auteur, c’est être fidèle à ses écarts de la norme, du poncif, de la langue de bois. Mais voilà : il faut avoir le courage de le faire… car… que va penser le lecteur ? Ne va-t-il pas croire que je suis un mauvais traducteur, une mauvaise traductrice ? En effet… « cela ne se dit pas, normalement. »

La réalité est plus complexe. L’effet provoqué par un écart dans la langue étrangère : comment le recréer dans la langue d’arrivée ? Est-ce faisable ? L’écart est-il le même et partant, l’effet sera-t-il identique ? Pas évident du tout. Tout l’art consiste donc à « s’écarter » tout en restant dans la spécificité (le génie ?) de ma langue maternelle.


Autrement dit : « Bien m’écarter, m’écarter oui, mais dans certaines limites, pour que l’écart soit acceptable »… sans que cela sente le roussi, sans que cela choque grammaticalement plus que cela ne choque dans le texte original.


Oui, notre métier est bien difficile, mais ma conclusion sera : tout bon traducteur est forcément un poète.