La chronique de Corinna Gepner
Alors qu’il est en train d’interpréter la sonate Hammerklavier de Beethoven à la Philarmonie de Berlin, le pianiste Marek Olsberg s’arrête quelques mesures avant la fin du dernier mouvement, dit « C’est tout », et quitte la scène. Tel est le centre névralgique du dernier roman traduit de l’écrivain suisse Alain Claude Sulzer, Une mesure de trop. Un acte impensable, une pierre jetée dans un lac aux eaux apparemment paisibles, qui va propager de multiples ondes de choc. Tous les protagonistes sont touchés, que ce soit de manière directe ou périphérique : l’une, rentrant chez elle plus tôt que prévu, découvre que son conjoint mène une double vie ; l’autre, ébranlée par l’événement, trouve la force de dire enfin ce qui la ronge depuis des années ; certains voient leur vie s’effondrer ou osent tout d’un coup donner corps à leurs rêves les plus audacieux… Tous, qu’ils aient ou non assisté au concert, sont affectés par ce geste qui sert de révélateur.
Est-ce à dire que le choc sera gage de renouveau ? Rien n’est moins sûr, et c’est peut-être là une des perfidies de ce roman qui dit plus de choses qu’il n’en a l’air. Car si tous les personnages qui apparaissent par intermittence dans l’intrigue pour livrer des fragments de leur existence voient leurs habitudes et leurs convictions radicalement remises en question, rares sont ceux qui auront le courage d’aller à la rencontre de ce qui les fait trébucher. Qui sait si la béance ainsi ouverte, à la faveur d’un incident unique en son genre, ne va pas se refermer très vite, quitte à laisser une cicatrice de plus. Car, après tout, est-il vraiment utile de s’exposer au danger d’un bouleversement qui obligerait à changer de vie, à quitter ceux avec qui l’on vit, à sortir du ressentiment pour accueillir en soi les forces de vie que l’on brime avec tant de constance ? À chacun sa réponse et, à ce jeu, les vrais aventuriers sont rares. Restent néanmoins quelques moments qui feront date : une discussion entre tante et nièce dans un café qui leur évoque des sensations d’enfance, un Nocturne de Chopin joué dans un bar, un cambriolage où la victime remercie le voleur de ne pas l’avoir tuée…
Un texte d’une limpidité trompeuse, d’une intelligence remarquable et d’une virtuosité parfaitement bien rendue par la traduction.
Alain Claude Sulzer
Une mesure de trop
Traduit de l’allemand par Johannes Honigmann
Éditions Jacqueline Chambon, 2013.
« Élisha fils d’Abouya dit : À quoi peut être comparé celui qui étudie la Torah dans son enfance ? À une encre écrite sur un papier neuf. Et à quoi peut être comparé celui qui étudie la Torah dans sa vieillesse ? À une encre écrite sur un palimpseste. » Voilà qui devrait parler à nos cœurs de traducteurs… Le petit volume Maximes des pères, traduit de l’hébreu et présenté par Benjamin Gross, reprend des écrits d’éminents rabbins de Judée entre le IIe siècle avant notre ère et le IIIe siècle après. Proposée en vis-à-vis du texte hébreu, la traduction rend ainsi accessibles des textes méconnus et peu fréquentés en dehors des cercles religieux et universitaires. On a donc affaire à un recueil de sentences et maximes, que l’on peut lire à la fois avec le désir de trouver de quoi soutenir ses forces et avec une distance historique permettant de remettre en perspective un certain nombre de propos, sur les femmes notamment, assez maltraitées dans cette pensée masculine. Cette double attitude de lecture amène à une navigation parfois délicate entre intemporalité et historicité et ouvre, pour qui joue le jeu, des horizons inattendus et fructueux. Il ne s’agit plus tant d’approuver ou de critiquer, de garder ou de rejeter, que d’entrer dans une pensée, un discours, des paroles dont la traduction, qui vise à la simplicité, nous restitue la profondeur. Du coup, on devient plus sensible à ce qui se manifeste au-delà du contenu : la présence des noms et des généalogies rabbiniques, l’extraordinaire vitalité de la transmission et du partage de la pensée, le travail d’élaboration qui se poursuit au fil des générations et dans lequel chacun apporte sa pierre, une pierre singulière mais venant consolider un édifice commun. Il y a là une somme d’énergie rare, qui tient à la nature même de ce travail intellectuel exclusivement orienté vers les valeurs religieuses et qui continue d’agir aujourd’hui.
« Quatre genres de personnes écoutent les leçons des maîtres : l’éponge, l’entonnoir, le filtre et le tamis. L’éponge absorbe tout ; l’entonnoir fait pénétrer d’un côté et fait ressortir de l’autre ; le filtre fait sortir le vin et retient la lie ; le tamis fait sortir la farine grossière et retient la fine fleur. » Une fois la lecture terminée, il appartiendra à chacun d’évaluer s’il est éponge, entonnoir, filtre ou tamis…
Maximes des pères
Édition bilingue
Traduit de l’hébreu et présenté par Benjamin Gross
Éditions de l’éclat, 2013