Argentine, années soixante-dix : dans une bourgade de la pampa humide, à quelque trois cents kilomètres de Buenos Aires, un jeune homme est retrouvé poignardé dans sa chambre d’hôtel. Il s’agit de Tony Durán, métis portoricain et ancien croupier d’Atlantic City. Les suppositions vont bon train : certains disent qu’il serait venu là pour retrouver les sœurs jumelles Ada et Sofía Belladona, rencontrées à Atlantic City, avec qui il se serait livré à des jeux érotiques. D’autres affirment qu’il était homosexuel et qu’il a été tué par un amant japonais. Durán lui-même prétendait être mandaté par un mystérieux éleveur du Mississippi pour acheter des chevaux. Mais sa présence avait peut-être des raisons plus inavouables : on le disait porteur d’une valise de dollars mystérieusement disparue et on évoque des histoires de blanchiment d’argent…
Chargé de l’enquête, le commissaire Croce ne tarde pas à pressentir que l’affaire a de nombreuses ramifications. D’autant qu’Ada et Sofía sont les filles du plus gros propriétaire terrien du coin et qu’un violent conflit oppose celui-ci à son fils Luca, qui vit retranché dans une usine désaffectée où il se consacre à un projet aussi fou qu’énigmatique. Or le terrain de l’usine est convoité par un groupe de notables locaux désireux d’y construire un shopping mall à l’américaine. Et le procureur Cueto, qui supervise l’enquête, est lié à ce groupe.
Après un début à l’atmosphère subtilement chandlerienne – les sœurs Belladona ne sont pas sans rappeler les sœurs Sternwood du Grand Sommeil – le roman de Ricardo Piglia se transforme en un récit labyrinthique, à la lisière du fantastique, où l’histoire et la politique argentines se conjuguent avec une fable quasi onirique. L’auteur multiplie les points de vue, insère des passages en italiques où se font entendre les voix d’Ada et Sofía, ajoute des notes en bas de page et introduit à mi-parcours un nouveau narrateur en la personne de son alter ego Emilio Renzi (le nom complet de l’auteur est Ricardo Emilio Piglia Renzi), créant ainsi une constante incertitude quant à la réalité des faits rapportés.
Cet ensemble polyphonique nous restitue petit à petit l’histoire de la famille Belladona. Mais cette histoire est aussi celle du capitalisme argentin, né de l’accaparement des terres, et qui entre maintenant dans une nouvelle phase largement dématérialisée. L’usine abandonnée, destinée à être remplacée par un centre commercial, devient ainsi l’image d’une certaine société post-industrielle. Et à travers le projet fou de Luca Belladona, Piglia nous brosse le portrait halluciné d’un monde tournant à vide, où prospèrent des mafias plus ou moins occultes, comme celle que personnifie le procureur corrompu.
Cible nocturne est le quatrième roman de Ricardo Piglia à paraître en français. Son traducteur habituel, François-Michel Durazzo, a parfaitement su restituer les différents registres de ce texte fascinant où les voix s’entremêlent, et où abondent les références aux différentes littératures dites « de genre ».
Ricardo Piglia
Cible nocturne
Traduit de l’espagnol (Argentine) par François-Michel Durazzo
Éditions Gallimard, 2013