Berlin, Alexander Platz, les années trente. Joseph, survivant de son shtetl de Russie, où il a perdu sa femme lors d’un pogrome, est venu s’établir tailleur avec son fils Yingele. La vie est dure, mais Joseph n’est pas malheureux dans ce monde bigarré, qui sent encore le monde juif dont il est issu. Autour de lui, des personnages hauts en couleur, plus ou moins recommandables, filous, trousseurs de jupons, beaux parleurs, s’agitent, vivotent, voyagent, émigrent.
Pendant ce temps, l’Allemagne se radicalise, voit émerger des groupes de jeunes et moins jeunes séduits par les discours et les promesses de Hitler. Bientôt, ce seront les lois raciales et le pogrome de la Nuit de cristal. Joseph n’y survivra pas, Yingele non plus. Et après la guerre, Alexander Platz, ressuscitée, ne gardera plus trace de son passé récent.
Un court roman de l’écrivain israélien Yoel Hoffmann, traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen. À le lire, on se dit que le texte représentait un véritable défi de traduction. Une narration fragmentée, qui s’alimente aux sources du folklore et des textes religieux, qui pratique le coq-à-l’âne, l’ellipse, qui entraîne le lecteur sur des chemins méandreux et constamment surprenants. Jamais il ne sait ce qui l’attend au prochain virage : une notation réaliste ou une échappée fantasque qui le fait décoller comme dans un tableau de Chagall pour survoler des contrées étranges, d’une inquiétante séduction.
La langue est imagée, traversée de musiques diverses, hébraïques, yiddish, allemandes, d’images oniriques et triviales qui brouillent les repères et les genres et finissent par créer un univers littéraire proprement fascinant.
Yoel Hoffmann
Le Tailleur d’Alexanderplatz
Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen
Galaade Éditions, 2013
Tes yeux dans une ville grise : très beau titre pour un roman triste et désenchanté, un chant funèbre entonné par le narrateur, qui traverse sous nos yeux tous les cercles de l’enfer dans le Pérou d’aujourd’hui. Lima, donc. Partagée entre très riches et très pauvres, dévorée par une violence qui touche tout le monde, y compris les plus faibles, et transforme chacun en proie potentielle. Vols, viols, passages à tabac, meurtres, attentats : tel est le quotidien décrit par Jeremías, jeune étudiant métis, qui parcourt la ville en bus ou en « combi » pour se rendre à l’université. Mais de quel poids pèsent les études face à une ville monstrueuse où tous s’entretuent ? Jeremías, qui a échappé plusieurs fois à la mort, ne s’en est pas remis. Il traîne avec lui une désespérance qui l’empêche de tenter sa chance, d’aimer, d’oser vivre. Les forces de destruction exercent sur lui un effet hypnotisant, tel un chant de sirènes. Pourquoi lutter, pour quelle vie ? Pourquoi essayer de survivre quand la mort vous courtise sans relâche ? Jeremías semble savoir, au fond de lui, que l’attrait de la mort est plus puissant que celui de la vie, et cette conscience nourrit sa vision quotidienne de la ville.
Le roman procède par petites touches, par petites scènes qui se succèdent en racontant une histoire, celle d’une ville, certes, mais aussi celle d’une conscience éclatée, déboussolée, qui cherche encore à quoi se raccrocher mais finit par déclarer forfait. La brutalité et la violence frappent avec plus de force encore dans ces fragments, qui leur servent d’écrin.
La traductrice, Antonia García Castro, qui préface le livre et parle du « chant » de l’espagnol, des « accents » de l’Amérique du Sud, a manifestement traduit en empathie, en restituant la beauté et la rugosité de ces fragments qui sont autant de cailloux aux arêtes vives et blessantes. Et qui livrent parfois des aperçus d’une poésie singulière : « Comme un homme avec une bosse qui passe près d’un chat à trois pattes, juste devant des fraises avec un ciel plein de câbles électriques clandestins. »
Martín Mucha
tes yeux dans une ville grise
Traduit de l’espagnol (Pérou) par Antonia García Castro
Asphalte Éditions, 2012
Corinna Gepner
Mars 2013