C’était le 9 mai dernier, à Copenhague : à l’occasion des 25 ans du CEATL (Conseil européen des associations de traducteurs littéraires), Françoise Wuilmart, qui a vu naître cette association, a évoqué devant les délégués venus de toute l’Europe ses débuts héroïques et retracé son histoire.
Il était une fois…
Je me sens un peu comme une grand-mère face à un parterre d’arrière-petits-enfants obligés d’écouter une leçon donnée par la « vénérable ancêtre ». Qu’est-ce qu’on se fiche de savoir comment est née NOTRE association ?se disent peut-être certains que le souvenir de leur propre berceau n’intéresse même pas. Car ils regardent l’avenir. Et c’est bien ainsi.
Il y va pourtant du respect envers les grands rêveurs et les grands rêves de quelques « fools on the hill »,qui finalement étaient plus des visionnaires que des fous,in illo tempore… En tout cas, leur mérite est d’avoir compris que la situation consternante de la traduction et des traducteurs littéraires dans ces années-là (je vous parle des années 1980) méritait quelques bouleversements et autres améliorations, et que le seul moyen d’y arriver était de coopérer, de collaborer entre pays, et d’oublier les frontières pour atteindre un objectif commun.
Avant de retracer l’histoire et l’évolution du CEATL, rappelons que certains de ces visionnaires – tous traducteurs et écrivains eux-mêmes – nous ont quittés entre-temps. Pavlov Zanaz, le traducteur grec de Proust (dont il a traduit l’œuvre en prison, sous le régime des colonels… il n’y a donc pas perdu son temps !) ; Gilbert Musy, immense traducteur suisse, à qui une école de traduction de Lausanne vient d’être dédiée il y a quelques semaines ; Manuel Serrat Crespo, mon « frère » (nous sommes nés le même jour), poète de Barcelone et grand traducteur notamment de Raymond Queneau ; Matz Löfgren, traducteur et journaliste suédois ; nous étions chargés de rédiger ensemble les PV après chaque assemblée, si bien qu’au lieu d’aller faire la fête avec les autres, nous nous enfermions pour travailler avant de regagner nos pénates ; José Magalhaes, le délégué portugais qui a tant fait pour la traduction à Lisbonne ; Anniki Sunny, déléguée finlandaise avec qui je partageais l’amour des chats et des chiens ; Esther Benitez, distinguée traductrice espagnole, première présidente et première signataire officielle de nos statuts.
Si pour ma part je suis encore en vie, j’aimerais vous parler de ma défunte contribution aux premières saisons du CEATL. À l’époque, la Belgique était le seul pays d’Europe autorisé légalement à créer des institutions supranationales, c’est pourquoi le CEATL devait être enregistré en Belgique. Cela s’accompagnait d’une condition : un ressortissant belge devait être membre du bureau. C’est ainsi que je fus enrôlée « de force » dans les premiers bureaux du CEATL, et pendant des années ce fut un réel plaisir ! Euh… un plaisir ? Oui… mais j’étais à la fois secrétaire générale et trésorière. Un beau boulot ! Et en ces temps reculés, le recouvrement des cotisations était une aventure plus que risquée : les virements bancaires étaient compliqués et entraînaient des frais considérables. Ainsi la plupart des délégués venaient-ils aux réunions avec la cotisation de leur association en argent liquide, et c’était, je l’avoue, la peur au ventre que je rentrais chez moi avec des sommes énormes dans mon sac. Je me rappelle avoir plusieurs fois fourré le tout sous mon pull, contre ma poitrine. Pour me voler, il fallait donc d’abord me passer sur le corps !
Les temps ont changé, n’est-ce pas ? Autre chose : nous communiquions aussi principalement par fax !
Inutile de dire qu’à l’époque, le nombre de délégués étant encore réduit, nous formions une grande famille et nous étions de vrais amis. Mais nous avons bien travaillé, avec nos moyens limités.
Quand je vous vois aujourd’hui assis là devant moi, le sourire aux lèvres à m’écouter avec indulgence, je me dis que plutôt qu’à une famille, c’est à une tribu, mais tout aussi unie, que vous ressemblez maintenant, tribu qui depuis le départ des ancêtres a fourni un travail remarquable sous la houlette d’une succession de présidents dont vous trouverez la liste dans les archives du CEATL. Merci les amis d’avoir relevé le défi avec tant de persévérance et de brio. Merci au nom de tous mes copains fondateurs.
Passons maintenant à l’historique et aux différentes étapes de la création du CEATL qui furent les suivantes (historique rédigé par Françoise Cartano) :
Premier acte
Lieu : Arles, France. Date : 10 novembre 1986. Circonstances : IIIes Assises internationales de la traduction littéraire, organisées par ATLAS.
Dans le cadre des tables rondes animées par l’ATLF, les représentants d’associations d’une dizaine de pays européens se rencontrent pour la troisième année consécutive et tentent de comparer les statuts juridiques, économiques et sociaux du traducteur littéraire dans leurs pays respectifs. Après avoir constaté que pour exercer le deuxième plus vieux métier du monde sur un continent où la traduction représente une activité́ importante – plurilinguisme oblige –, ils se trouvent dans une situation précaire rendant le choix de la traduction comme profession à part entière au mieux hasardeux, les traducteurs se souviennent que l’union est réputée faire la force et décident de joindre leurs efforts pour profiter de l’éventuelle dynamique européenne afin d’améliorer leur sort. Ainsi est rédigée et votée une résolution portant création d’un Conseil européen des associations de traducteurs littéraires (CEATL), dont voici le texte :
Considérant que la libre circulation des idées passe par une libre circulation des œuvres et avant tout par leur diffusion et leur promotion par-delà̀ les frontières,
Considérant que chaque culture nationale s’enrichit de la connaissance des cultures voisines ou plus lointaines,
Considérant que la survie des cultures minoritaires est un élément de cet enrichissement,
Considérant enfin que le traducteur est un maillon indispensable de la chaîne qui permet cette libre circulation,
Les représentants des associations de traducteurs littéraires de France, Grande-Bretagne, République fédérale allemande, Pays-Bas, Danemark, Autriche, Espagne, Belgique, Norvège, Suède et Italie, ainsi que des États-Unis, du Brésil et de l’Uruguay prennent la décision suivante :
- Par le présent document, il est procédé́ à la création d’un Conseil européen des associations de traducteurs littéraires (CEATL).
- Les associations fondatrices s’engagent à admettre au sein du CEATL toute association nationale européenne de traducteurs littéraires qui en fera la demande et s’engagera à adhérer aux buts et moyens définis par le présent document, et par la suite, aux statuts définitifs dont se dotera le CEATL.
- Le CEATL pourra inviter toute association de traducteurs littéraires non européenne à participer à ses travaux en tant que représentante d’un pays associé.
- Le CEATL se donne comme objectif de promouvoir la qualité́ de la traduction des œuvres de littérature et de sciences humaines publiées dans les pays membres et associés.
- Le CEATL se propose d’assurer la coopération entre les associations membres et associées. Cette coopération visera particulièrement à assurer un échange régulier d’informations entre les associations membres et associées.
- Le CEATL se donne également pour but d’améliorer le statut matériel, moral et légal du traducteur littéraire dans tous les pays membres, ce qui est la condition essentielle à la réussite d’une politique de la qualité dans l’édition d’œuvres traduites.
- Le CEATL a d’autre part la responsabilité de la représentation des traducteurs littéraires auprès des instances internationales quelles qu’elles soient, en particulier auprès de la Commission de la Communauté européenne.
- La langue de travail adoptée provisoirement est le français. Il va de soi que toute autre langue de pays membre peut être utilisée pour les travaux du CEATL.
- Le CEATL définira plus précisément par la suite ses modalités de fonctionnement, notamment dans les statuts définitifs qu’il envisage de se donner.
L’essentiel était dit, et le bateau lancé. La France continuera d’assurer de façon informelle le rôle de plaque tournante et de secrétariat entre les associations, comme elle le fait depuis 1984. Grâces soient rendues au travail opiniâtre d’Élisabeth Janvier pendant ces années de mise en place. Et tout le monde de se retrouver au rendez-vous annuel des Assises d’Arles.
Deuxième acte
Lieu : Straelen, RFA. Date : 29, 30 et 31 janvier 1988. Circonstances : Accueillie par le Collège des traducteurs, avec l’amicale complicité d’Elmar Tophoven, première assemblée formelle du CEATL à laquelle participent les associations de traducteurs littéraires d’Autriche, de Belgique, du Danemark, d’Espagne, de France, de Grande-Bretagne, de Grèce, d’Italie, des Pays-Bas, d’Allemagne fédérale, de Suède et de Suisse.
La double vocation de promotion de la qualité de la traduction des œuvres de littérature et de sciences humaines, d’une part, et d’amélioration du statut matériel et moral du traducteur littéraire, d’autre part, y est de nouveau clairement affirmée.
La coopération entre les associations, volet essentiel de l’action du CEATL, est organisée par la mise en place d’un système d’échange régulier des informations entre les associations membres. Ainsi l’expérience des uns peut bénéficier aux autres, et les acquis des plus heureux inspirer ceux qui se débattent dans la pire précarité. De ce point de vue, l’axe nord-sud, celui qui va des brumes arctiques vers le soleil de la Méditerranée, semble fatal au statut du traducteur… Le lourd travail de plaque tournante de l’information est pris en charge par l’Allemagne – en la personne de Klaus Sprick.
D’autre part, assumant sa situation géographique, la Belgique, représentée par Françoise Wuilmart, accepte d’être le représentant du CEATL auprès de la Commission européenne. La première demande, formulée à plusieurs reprises auprès de cette instance – la mise à jour du rapport Cora Polet sur la situation juridique, économique et sociale du traducteur littéraire dans la CE, publié en 1979 – restera sans réponse. Les associations décident de tenir une assemblée annuelle.
E la nave va
En 1988 et 1989, cette assemblée est accueillie par la France, dans le prolongement des Assises d’Arles. L’Espagne accepte en 1989 d’assumer le secrétariat du CEATL. Sur le front de Bruxelles, rien de nouveau. Le CEATL ne parvient pas à s’imposer comme interlocuteur véritable de l’institution européenne concernant une éventuelle politique de la traduction.
Septembre 1990, Madrid, Espagne. Accueilli par la Direction du livre du ministère de la Culture à la Residencia de estudiantes, le CEATL officialise son existence sur les bases de la résolution de 1986 (communiqués de presse dans les pays représentés). À cette occasion est affirmé le caractère spécifique de la traduction littéraire par rapport aux autres types de traduction – technique, conférences, interprétariat, etc. – et par là légitimée la constitution du CEATL à côté d’autres instances internationales, notamment la FIT (Fédération internationale des traducteurs) qui regroupe toutes les catégories de traducteurs.
Les participants échangent de précieuses informations sur les aides nationales, publiques et privées, à la traduction et aux traducteurs, sur les prix de traduction et les filières de formation à la traduction littéraire.
La réunion de Madrid peut être considérée comme l’assemblée constituante du CEATL, même si la ratification formelle s’effectue en novembre de la même année à Arles, par les associations des pays suivants, démocratiquement mandatées : Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Grande-Bretagne, Grèce, Italie, Pays-Bas, Portugal, Slovaquie, Suède et Suisse, qui deviennent ainsi membres fondateurs du CEATL. Cette officialisation a pour but d’imposer le CEATL comme interlocuteur obligé de la Commission européenne pour toutes les actions et résolutions concernant la traduction littéraire ou ayant une incidence sur son exercice. Par ailleurs, le CEATL s’efforcera de se manifester dans toutes les instances nationales et internationales susceptibles de s’intéresser à la traduction. Un comité directeur de trois personnes est élu. Un contact est établi avec l’European Writers Congress.
En 1991, à Procida, Italie, sont élaborés des statuts conformes à la législation internationale. Le principe d’une représentation par association (une association = une voix) et non par pays ou par langue est retenu. Les langues de travail sont le français et l’anglais. Le siège du CEATL est fixé à Bruxelles. Adhésion de la Norvège, de l’Irlande et de la Slovénie.
La même année, le CEATL est convié pour la première fois à une réunion de la DGX de la CEE, concernant le livre. La persévérance a ses vertus.
Depuis, le CEATL a tenu ses assemblées chaque année dans une ville différente d’Europe Valence (Espagne), Delphes (Grèce), Vienne (Autriche), Barcelone (Espagne), Procida (Italie), Oslo (Norvège), Lisbonne (Portugal), Zadar (Croatie), Utrecht (Pays-Bas), Copenhague (Danemark)…
En 1992, le CEATL adhère à l’European Writers Congress et élargit son comité directeur à quatre personnes. Le 24 juin 1993, ce comité signe les statuts à Bruxelles. Le CEATL est enregistré comme association internationale, disposant de la personnalité civile aux termes du droit belge par arrêté royal du 17 novembre 1993. Entre-temps, l’Allemagne et la République tchèque ont rejoint les rangs.
Le CEATL est souvent présent à des manifestations culturelles organisées par des instances nationales – salon du livre de Paris en 1992 pour la manifestation « Traduire l’Europe », conférence sur le livre à Copenhague, à Amsterdam, etc. Le pli est pris et l’existence du CEATL connue.
En 1994, à Vienne, le CEATL adopte les dix recommandations formulées lors de la Conférence d’Amsterdam. Ce décalogue est la première ébauche de ce qui pourrait servir de base à l’établissement d’un modèle de contrat européen. En voici le texte :
- Le traducteur signe un contrat de licence par lequel il conserve le copyright sur son œuvre.
- Juste rémunération de la traduction commandée versée à la remise de la traduction.
- Paiement de droits proportionnels lorsque les ventes dépassent un seuil fixé au contrat.
- Rémunération de toute exploitation annexe de la traduction
- Protection des droits moraux du traducteur, notamment de son nom qui figurera lisiblement, et respect de l’intégralité du texte traduit. Par principe, la traduction se fait à partir du texte dans sa langue originale.
- Reddition de comptes annuels au traducteur par l’éditeur .
- Le traducteur ne sera pas tenu pour responsable, devant les tribunaux, du contenu du texte qu’il traduit.
- L’éditeur s’assurera de la compétence professionnelle du traducteur.
- Le versement de toute aide à la traduction sera soumis à l’observation de ces principes et le traducteur sera informé du montant et des conditions afférentes à son attribution.
- Les traducteurs sollicitent le soutien des autorités européennes dans l’établissement et l’adoption d’un contrat type.
En 1995, à Barcelone, le CEATL, concerné par la précarité de la protection sociale assurée aux auteurs, en particulier dans le domaine des pensions et retraites, vote la motion suivante :
Actuellement, aucun droit n’est exigible sur les ouvrages qui appartiennent au domaine public ; soixante-dix ans après le décès de l’auteur, tous les bénéfices résultant de la vente de ces ouvrages reviennent à l’éditeur.
Nous proposons que les ouvrages tombés dans le domaine public soient également soumis au paiement de droits. Ceux-ci iraient alimenter un fonds destiné à venir en aide aux auteurs et traducteurs vivants. Même un prélèvement minime générerait des sommes substantielles. Une telle mesure réduirait la dépendance du monde littéraire et culturel vis-à-vis du mécénat privé et public. Cette mesure permettrait également d’aligner la protection de la propriété intellectuelle (copyright) sur celle des biens matériels.
Et maintenant ?
Alors maintenant ? Maintenant nous avons le navire, la volonté, une longue route… Et toujours la même devise : « Traduire la littérature : un art et une profession ».