par Françoise Wuilmart
Amanda, Marieke : I have a dream…
Jamais Blanche n’aura fait couler autant d’encre noire !
Rappel des faits:
Amanda Gorman (22 ans), poétesse afro-américaine, premier prix de poésie à seize ans, fait sensation lors de l’investiture de Joe Biden : elle y interprète son poème “The hill we climb” (La colline que nous gravissons).
Marieke Lucas Rijneveld (29 ans), jeune romancière et traductrice néerlandaise, lauréate de l’ « International Booker Prize », est pressentie par les éditions Meulenhoff à Amsterdam pour traduire le poème d’Amanda.
Une journaliste et activiste noire, Janice Deul, s’indigne que la traduction ne soit pas confiée à une Noire. Le scandale éclate dans les médias.
Marieke se retire humblement mais réagit par un poème : « Alles bewoonbar » (Tout habitable.)
Fayard se chargera de la traduction française et confiera le travail à l’artiste belgo-congolaise Lous and the Yakuza.
Laissons de côté la littérature secondaire, la malsaine polémique dont le paramètre idéologique vient contaminer la sphère de la traduction. Et remontons à la source, au texte, aux deux textes, aux deux poèmes : celui d’Amanda, celui de Marieke.
Oublions donc un instant que Marieke est « victime d’une nouvelle mouvance anti-patriarcat, anti-Blancs et anti-Occident qui se manifeste dans le paradigme du “genre” ou du “post-colonial” ». Laissons de côté ce racisme inversé, ce complexe de l’appropriation culturelle.
Pourquoi Marieke a-t-elle cédé à la pression ? Jeune fille non binaire (de là son second prénom, Lucas), réservée et timide, elle préfère céder en apparence, et répond par un poème. Parallèlement, Amanda rappelle que c’est un poème qui est inscrit au bas de la statue de la liberté, et le champ sémantique de son texte est éloquent : monde inachevé, rêve, engagement, culture plurielle, refus de la défaite, de léguer à la descendance le fardeau de nos manquements, reconstruction, réconciliation, Nouveau et harmonie humaine. Et la foi en la Lumière :
« For there is always light
If only we’re brave enough to see it,
If only we’re brave enough to BE it. »
Regardons non pas ce qui est entre nous, mais ce qui est devant nous.
Quand je lis le poème de Marieke : « Alles bewoonbaar » (Tout habitable), j’entends la même voix, je perçois la même force ciblée, et je constate la flagrante similitude de champ sémantique : pugnacité¹, pugnacité et encore pugnacité, le taureau rouge dans le regard, résistance, fraternisation, inégalité, et en conclusion : « Se relever après s’être agenouillé et ensemble redresser le dos ». N’est-ce pas le chant de Martin Luther King que vous entonnez de concert, Amanda, Marieke, à des milliers de kilomètres l’une de l’autre ?
Oui, chère Marieke, tu t’es « agenouillée » devant la critique incompétente et surtout rétrograde. Mais tu as eu la noblesse et le génie de te « redresser » au sein de la poésie. Le lectorat indigné sera-t-il sensible à la teneur véritable de ton titre : Tout habitable ? Tu abordes ici ni plus ni moins que le thème, crucial en traduction, de l’empathie², mais tu ne dis pas « empathie », tu dis « habitable » : « il s’agit de la capacité de se glisser sous d’autres peaux, de voir la mer de tristesse derrière les yeux des autres… et tu sens les choses, même s’il existe un écart infime. » Tout est dit, comme l’exprimait Umberto Eco : « Dire presque la même chose ».
Qu’importe Marieke que tu sois blanche, non binaire, « novice en traduction ». L’essentiel a échappé à la critique myope : tu es une grande poétesse, et ne dit-on pas, à juste titre me semble-t-il, que pour traduire un poème il faut être poète soi-même ? Pour être à même de restituer un souffle ? Un imaginaire ? Pour être capable de recréer en violentant sa propre langue ? Or, tu serais une traductrice débutante !!! Mais le génie n’a ni début, ni fin, il EST génie. Et n’a nul besoin d’acquérir de techniques. Car le mot juste, la phrase justement balancée, la mélodie, toute la respiration d’un poème découle naturellement, spontanément du génie de l’écrivain, en l’occurrence de la traductrice dont la sensibilité, la curiosité, le vécu ouvrent toutes grandes les portes vers l’Autre et l’accueillent.
Peu importe donc tes origines ou la couleur de ta peau, tu es exactement sur la même longueur d’ondes qu’Amanda qui affirme : « In everything that you write, write something that is larger than yourself ». Larger than yourself : écris toujours quelque chose qui te dépasse, qui est plus vaste que toi, l’individu, « emmuré », dis-tu en écho à Amanda dans ton poème. L’Écriture est un phénomène certes enraciné dans le singulier mais qui s’en échappe pour rejoindre les autres singuliers dans une universalité qui n’a ni frontière, ni couleur de peau, ni sexe.
Marieke, Amanda, vous me rappelez cette si belle ballade allemande des Zwei Königskinder, les deux enfants royaux… qui s’aimaient et que séparait une eau profonde. Il est vrai que l’Atlantique vous sépare physiquement, mais cela fait partie du monde matériel, votre rencontre a lieu ailleurs, la critique n’y a vu que du feu, alors qu’un même feu vous anime et que votre rencontre immatérielle est une évidence qui saute aux yeux… You have a common dream… and, consequently, a common way of writing…
Françoise Wuilmart
1. les termes français sont dus au traducteur Daniel Cunin.
2. Cf. mon précédent billet sur ce blog.