Je ne peux évoquer André, homme et traducteur exceptionnel, qu’en termes très élogieux. Tant d’années de collaboration étroite (il a traduit douze de mes livres) lui avaient donné une connaissance très fine de mon style et il agissait en créateur qui m’était infiniment supérieur. Il résolvait aisément ce qui en perturbait tant d’autres : par exemple la prolifération, dans mes textes, de citations vraies ou fausses. Mieux encore, il avait une méthode aussi mystérieuse qu’infaillible pour obtenir, à chaque problème de traduction, une amélioration automatique de l’original. Je le découvris un jour où, feuilletant distraitement un supplément culturel, je tombai sur une phrase isolée, mise en appel, qui attira mon attention. J’ai de nouveau évoqué cette anecdote à la Maison de la poésie, voici un mois, en présence de Tiphaine Samoyault, Manuela Corigliano et André Gabastou lui-même. Peut-être parce qu’elle abordait un thème qui m’était particulièrement cher, ai-je dit, cette phrase me parut écrite avec un rythme assez élégant pour éveiller l’envie, et je suis allé jusqu’à penser que j’aurais bien aimé être l’auteur d’une composition où les mots étaient si bien choisis, et l’ordre des propositions subordonnées, si incroyablement harmonieux.
C’étaient des mots d’un autre monde, bien qu’ils paraissent venir du mien. A peine avais-je dit cela que je découvris que la phrase était signée par moi et tirée de l’un de mes romans, dans la traduction brillante de Gabastou. Ce jour-là, j’ai compris pourquoi j’avais d’aussi bons lecteurs en France et pourquoi la France m’avait donné un accueil si chaleureux.
Le lendemain de la soirée à la Maison de la poésie, j’ai de nouveau rencontré André. C’était à Saint-Germain-des-Prés, et c’est la dernière fois que nous nous sommes vus. Une conversation lente et paisible, aux Deux Magots, à propos de notre admiration mutuelle pour les romans de Bernardo Atxaga, le grand écrivain basque qu’il a si souvent traduit, et aussi à propos du Béarn, terre natale de Gabastou et terre des ancêtres de l’Argentin Bioy Casares dont le livre écrit en collaboration avec Silvina Ocampo, Ceux qui aiment, haïssent, fut sa première traduction de l’espagnol : «Le roman m’avait paru si agréable que j’ai proposé de le traduire au légendaire Christian Bourgois, qui accepta aussitôt.» Bioy Casares était, comme Jules Supervielle, originaire d’Oloron-Sainte-Marie, ce qui, d’une certaine façon, maintenait Gabastou dans la grande confrérie des Béarnais (confrérie moins réelle que de fantaisie).
Et je me souviens que par deux fois il détourna la question de savoir quelle maladie l’avait conduit à littéralement disparaître pendant aussi longtemps. Il la détourna, ou il ne l’entendit pas, mais je crois plutôt qu’il l’éluda. Mentalement, il était en forme. Sans que je le lui demande, il m’informa aussitôt – et je crois très délibérément – qu’il passait son temps libre à lire Balzac ou Proust. Ça n’avait pas l’air d’un adieu, mais aujourd’hui, c’en est un. «Sacré Gabastou !»
Enrique Vila-Matas a écrit, chez Actes Sud, Montevideo, traduit par André Gabastou (Actes Sud). Lire Libération du 15 septembre 2023.
Traduit de l’espagnol par Philippe Lançon – article reproduit ici avec l’aimable autorisation de son traducteur.
Photo @Mathieu Bourgois pour Libération