Vous avez dit… Maître ?

Croire que l’on puisse « appliquer une théorie » comme on applique une couleur qu’on a décidé de choisir, est purement illusoire. Dans son nouveau billet, Françoise Wuilmart continue de creuser ce qu’est l’acte de traduction, son caractère physique, personnel. À lire.

par Françoise Wuilmart

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Praticienne de la traduction littéraire depuis … toujours, j’ai également enseigné cette discipline durant quarante-cinq ans. Une sempiternelle pomme de discorde a hanté cette longue carrière, sous forme de question récurrente : alors, vous privilégiez la théorie ou la pratique ? Le pire c’est quand on me demandait de prendre position. Qui ? Mes étudiants, mes collègues, les organisateurs de colloques, et surtout les universitaires. Alors, ai-je traduit en m’inspirant d’une théorie ? J’ai débuté par la trial-and-error method, m’aguerrissant sur le terrain, et au départ, je l’avoue, je connaissais mal la Théorie. Peut-être en partie parce qu’elle était alors peu ou mal diffusée. C’est au fil des ans, dans le dernier tiers du XXe siècle qu’elle s’est peu à peu imposée et a haussé le ton. Les colloques se multipliaient, rassemblant les grosses têtes du métier et permettant de se situer par rapport à ses pairs ou à ses supérieurs !

Dans ma pratique quotidienne, je m’étais forcément mise à repérer toute seule les grands problèmes récurrents, et à élaborer progressivement des solutions ou à inventer des « trucs » pour que le résultat soit de qualité. Dès le départ, certains éléments se sont détachés de la masse, début d’un semblant de théorie de mon cru ? Toujours est-il qu’à côté des évidences telles que le contresens et le faux sens à éviter, ou les registres à respecter, mon attention s’est très vite portée sur : 1. la cohérence textuelle, 2. les champs sémantiques, et 3. la voix du texte.

L’incontournable voix du texte a de plus en plus retenu mon attention : socle textuel fondamental, difficile à cerner, à situer, elle a fait l’objet de nombreuses études scientifiques, notamment dans le livre du psycho-phonéticien Yvan Fonagy : « La vive voix » ou encore dans l’ouvrage exhaustif de Pierre Gault : « Effets de voix ». Les travaux de recherches sur un sujet aussi évanescent que la voix textuelle m’ont effectivement éclairée, mais ne m’ont jamais aidée à percevoir ladite voix.

Jusque là je m’étais donc débrouillée toute seule, et si la lecture des grands théoriciens m’intéressait au plus haut point, c’est parce que j’y reconnaissais ce que j’avais d’abord expérimenté moi-même dans ma pratique. Le travail ne se faisait jamais en sens inverse, au départ je ne me posais pas de questions du genre : Vais-je être cibliste ou sourcière ? Vais-je déverbaliser comme le conseille Marianne Lederer ? Vais-je appliquer la transparence prônée par Walter Benjamin? Vais-je privilégier le rythme meschonicien ? Je me suis certes ralliée à certains maîtres, oui, mais a posteriori. Croire que l’on puisse « appliquer une théorie » comme on applique une couleur qu’on a décidé de choisir, est purement illusoire. Tout d’abord parce que le « traduire » littéraire est une activité physique : elle surgit de l’intérieur, j’ai presque envie de dire des « tripes », le texte doit être perçu par mes cinq sens,  mes neurones, à travers le prisme et parfois hélas le filtre de ma personnalité. Parce que la pratique, c’est avant tout « ma » pratique. Qu’est-ce à dire ? Les obstacles qui jalonnent la voie de la bonne restitution sont pour ainsi dire idiosyncrasiques, ils me sont personnels et aucun manuel, aucune théorie n’en fera jamais état, ce sont des obstacles générés par mon vécu, mes faiblesses et même mes points forts. Dans un autre billet j’ai rappelé l’importance de l’empathie, ce décodeur permettant de se brancher sur l’autre. Par ailleurs j’ai constaté que toutes les théories auxquelles j’adhère n’étaient pas « applicables » à tous les textes, voire ne pouvaient entrer en ligne de compte dans certains cas. La langue en soi conditionne déjà le recours à telle ou telle théorie : il est sans doute plus indiqué d’être cibliste à partir d’une langue aux visions antipodiques (chinois/français), en revanche les langues affines facilitent l’approche sourcière. De même, si le texte théâtral qui privilégie l’immédiateté sera forcément cibliste, ce n’est pas le cas de l’essai philosophique plutôt tourné vers ses origines. Durant des années, j’ai traduit un philosophe allemand, Ernst Bloch, Le Principe Espérance, son œuvre maîtresse de quelque 3000 pages, et mon objectif dans ce cas précis était de ne pas être cibliste du tout. Ce qui ne veut pas dire que je tenais à être sourcière à part entière, non. Disons que je voulais me situer à mi-chemin entre les deux positions. Je voulais que le lecteur français sente d’emblée que le texte qu’il lisait était originellement allemand. Pourquoi ? Tout d’abord parce qu’Ernst Bloch a une pensée dialectique très enracinée dans la tradition philosophique allemande ; de plus sa langue est extrêmement novatrice et subversive, comme l’est sa pensée. C’est déjà au niveau de son style et de son lexique que sa philosophie dérange, bouscule, innove. Il était donc exclu que cette langue résonne des échos classiques de la pensée française, par le biais d’équivalents lexicaux « traditionnels » français, qui évoqueraient une tout autre philosophie, pire, trahiraient le fondement même de la pensée blochienne.

Autrement dit, je ne voulais pas que Bloch s’exprime dans le français d’un Voltaire. Sa pensée innovante et ses concepts nouveaux méritaient un lexique et une formulation absolument originaux, puisque chez lui, c’est déjà dans la langue que se manifeste le changement. Loin d’être cibliste, j’ai tenu à créer des néologismes ou à garder des formulations insolites, bizarres, dans certains cas je suis même restée littérale. Mais toujours, bien sûr,  sans porter atteinte à la grammaire française. Ainsi mon texte français l’était-il bel et bien mais avec cette coloration germanique et blochienne typique à laquelle il fallait rendre justice. Et c’est en cela sans doute que je rejoins… mon « maître » absolu, Walter Benjamin, grand théoricien connu depuis sa fameuse « Tâche du traducteur ».

Mais cela, c’est une autre histoire qui fera l’objet d’un prochain billet !

À suivre donc…