Trois questions à Juliette Aubert-Affholder

Nous avons posé trois questions à Juliette Aubert-Affholder, traductrice d'allemand. Elle vient d'être honorée par le Prix Nerval-Goethe, qui lui a été remis le 17 mai 2022 à Paris. « Je négocie l’aléatoire » : la traductrice a choisi cette phrase du photographe humaniste Willy Ronis pour entamer son discours qui, brillant, révèle aux lecteurs une écrivaine de traduction qui est aussi poète et dramaturge. Ce texte est à lire absolument, à la suite de l'entretien. LE ROMAN DE TYLL ULESPIÈGLE de Daniel Kehlmann est un roman Actes-Sud.

 
  • Que diriez-vous à un élève ou à ses enseignants pour leur donner envie de lire les ouvrages de cet auteur allemand?
Daniel Kehlmann est selon moi un des rares auteurs qui parviennent à allier profondeur et légèreté dans chacune de leurs œuvres, tous genres confondus. LE ROMAN DE TYLL ULESPIÈGLE s’inscrit dans le genre du roman historique tout en jouant avec ses codes, à l’instar du célèbre saltimbanque qui traverse ici allègrement les petits et les grands épisodes de l’Histoire.
 
  • Avez-vous eu besoin de poser beaucoup de questions à l’auteur pendant votre travail ?
Oui et c’est une démarche systématique chez moi, autant par nécessité que par curiosité ! J’ai toujours des questions, le plus souvent des demandes rapides d’éclaircissement, parfois des problèmes de fond, mais j’aime aussi partager certaines trouvailles quand l’auteur ou l’autrice comprend le français, ce qui est moins rare qu’on pourrait le penser. Dans le cas précis de cette traduction, j’ai souvent demandé à Daniel Kehlmann quels éléments relevaient de la fiction et lesquels de la réalité historique, afin d’orienter mes recherches, particulièrement nombreuses pour ce roman qui se situe durant la guerre de Trente Ans.
J’ai la chance de traduire Daniel Kehlmann depuis le best-seller que fut Les Arpenteurs du monde en 2007. Il fait partie de ces auteurs avec lesquels une complicité et une amitié se sont établies au fil des œuvres. Un des plus beaux aspects du métier !
 
  • Quels seraient les trois mots qui définiraient cette traduction et le temps que vous lui avez consacré ?
KALÉIDOSCOPE : Traduire ce roman, ce fut un peu comme regarder dans un kaléidoscope : il y a tellement d’aspects différents et changeants dont il faut tenir compte : l’ironie discrète de l’auteur, les facéties du protagoniste, le cadre historique, la langue à la fois moderne, mais sans anachronisme qui pourrait briser l’illusion, la tonalité passant du tragique à une gaieté virevoltante… Pour un résultat qui, je l’espère, se rapproche des couleurs de l’original !
 

ENTHOUSIASME : La clé qui me permet de passer des centaines d’heures sur des centaines de pages. Je travaille lentement, j’ai besoin de laisser infuser les phrases, d’y revenir souvent. Elles m’accompagnent de façon plus ou moins consciente pendant toute la durée d’une traduction, la séparation étant parfois douloureuse.

ADÉQUATION : Je considère mon travail achevé quand je suis en adéquation avec le texte final. Elle n’est jamais totale, l’écart subsistera toujours, par définition. Mais si le Tyll français réussit à émouvoir et amuser les lecteurs et les lectrices, autrement dit, si le clin d’œil est passé, c’est gagné !

« Je négocie l’aléatoire » : cette courte phrase du photographe humaniste Willy Ronis, j’en ai fait ma devise depuis longtemps déjà, tant elle semble définir la plupart de mes entreprises, et notamment la traduction. L’aléatoire, c’est le texte de départ auquel je suis, volontairement certes, confrontée, les phrases et les pensées étrangères avec lesquelles je vais devoir négocier afin d’aboutir à un résultat sinon parfait, du moins satisfaisant.
Traduire, c’est aussi un acte de refus – le refus d’un monde monolingue, d’un point de vue unique, d’une vérité absolue et non discutable. Traduire, c’est partir de l’aléa et faire une proposition relative et discutable, en vue de créer un échange. Un échange entre deux textes, bien sûr, mais aussi entre deux voix. La dimension humaine est pour moi au cœur de l’acte traduisant.
Ce prix, je le dédie à mon fiancé Mirko Bonné – ma plus belle histoire –, à mes enfants Aurélien, Florentine et Lucile – mes plus belles créations –, à mes parents et notamment à mon père qui m’a orientée vers l’allemand quand je penchais dangereusement vers l’anglais, à ma première éditrice Martina Wachendorff, qui m’a fait suffisamment confiance pour me proposer de grands auteurs, à Daniel Kehlmann, mon entrée dans l’univers kaléidoscopique de la traduction littéraire. Je suis particulièrement fière d’avoir obtenu ce prix pour Tyll, un roman important de par sa portée européenne et son actualité, qui rappelle avec profondeur et légèreté les fondements juridico-politiques de l’Europe, des États et de la démocratie, mais aussi la fragilité de tous ces acquis, comme nous en faisons douloureusement l’expérience aujourd’hui.
Si je devais esquisser brièvement l’histoire de ma vie professionnelle, je retiendrais de ces 15 ans de carrière le lien inextricable entre la littérature et la vie. Ma deuxième traduction, Un ciel de glace de Mirko Bonné, a bouleversé mon existence à un degré que je n’aurais pu imaginer avant d’embrasser cette carrière, m’apportant une nouvelle vie et une nouvelle vision de la vie. Un autre roman, policier celui-ci, dont le titre est programme, Les vivants et les morts, m’a aidée à accepter le passage entre la vie et la mort, à faire le deuil d’une mère qui, pressée par le temps, a tenu à connaître le dénouement de l’histoire avant le sien. Au fil des années, j’ai découvert une autre interaction fructueuse, celle entre traduction et écriture. J’ai pris l’habitude d’avoir un fichier officieux, ouvert en parallèle de l’autre, pour accueillir les fragments d’idées et de mots qui ont donné lieu à des poèmes dans les deux langues et une pièce de théâtre en allemand, auto-traduite par la suite en français – l’histoire d’une schizophrénie linguistique.
Je dédie enfin ce prix à mes collègues car son existence en soi est une reconnaissance pour toute la profession. J’ose émettre le vœu pieu que leur biographie souvent dense trouve un jour légitimement sa place à côté de celle de leurs auteurs et autrices.
Ce prix sera pour moi l’occasion d’offrir une nouvelle maison à mes livres, une bibliothèque – que Julien Green définissait comme « le carrefour de tous les rêves de l’humanité », et dans cet esprit, j’aimerais utiliser une partie de mon prix pour soutenir la culture en Ukraine et contribuer, à très modeste échelle, à sa renaissance.
Merci infiniment pour cette reconnaissance, un signal fort envers la culture, la littérature et la civilisation.

Ces entretiens « Trois questions à »  représentent une contribution de l’ATLF à Lecture grande cause nationale.

L’ATLF est membre de l’Alliance pour la lecture, un collectif composé de soixante-dix associations, organismes, fédérations qui se sont mobilisées et coordonnées pour candidater et obtenir, ensemble, le Label Lecture Grande cause nationale attribué par le Premier ministre. Pour lire le Manifeste et connaître la liste des 70, cliquer ICI.