Traduire en pays dominé

« L’unique hurlement est en toi. »
Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé

Istanbul, septembre 2011. Voilà un an que je me suis installée dans cette ville tentaculaire dont je ne connais encore que trop peu la langue et les mœurs. J’arpente souvent la grande artère commerçante, la célèbre İstiklal Caddesi, à la recherche de repères : Institut français, Goethe-Institut, disquaires et libraires. Dans la vitrine de Mephisto, le dernier Elif şafak, Iskender, et la série des Martine traduite en turc. J’ai déjà remarqué que la littérature et la chanson françaises sont très appréciées ici. En tête de gondole, le CD de Zaz. Et à la caisse, Le Petit Prince dans sa traduction turque. Un indémodable, semble-t-il.

Tandis que je patiente dans la queue pour payer mes achats, je me souviens qu’il y est question de la Turquie. C’est dans le chapitre IV, celui sur l’astéroïde B612 dont le narrateur pense qu’il s’agit de la planète du petit prince : « Cet astéroïde n’a été aperçu qu’une fois au télescope, en 1909, par un astronome turc. » Mais ce dernier n’aurait pas été pris au sérieux à cause de son costume oriental, tel que Saint-Exupéry l’a dessiné : fez et pantalon bouffant. Puis on y lit cette phrase : « Heureusement pour la réputation de l’astéroïde B612, un dictateur turc imposa à son peuple, sous peine de mort, de s’habiller à l’européenne. L’astronome refit sa démonstration en 1920, dans un habit très élégant. Et cette fois-ci tout le monde fut de son avis. » (Paris, Gallimard, 1999, p. 20-21) La traductrice turque, Sumru Ağıryürüyen, a remplacé le mot dictateur (qui serait diktatör en turc) par leader (lider) :

Ama, asteroid B612’nin şansına; dediği dedik bir Türk lider, karşı çıkanları ölüm cezasıyla tehdit ederek, halkının Avrupalılar gibi giyinmesini şart koştu. (Antoine de Saint-Exupéry, Küçük Prens, Istanbul, mavibulut, 2011, p. 18-19)

On ne saurait taxer cette traductrice d’infidélité, d’autant plus qu’elle a conservé l’expression « sous peine de mort » (ölüm cezasıyla). Simple question de sémantique, me direz-vous. Mais alors, pourquoi ce choix ? On l’aura deviné, le dictateur turc en question est Atatürk. Or il faut savoir qu’en Turquie, on est passible d’emprisonnement pour avoir traité Atatürk de dictateur. Et il faut avoir vu des enfants en uniforme scolaire alignés au garde-à-vous dans la cour d’une école, la tête tournée vers le buste d’Atatürk, chanter avec ferveur l’hymne national, pour comprendre que Mustafa Kemal est l’objet d’un véritable culte ! Atatürk est partout : des bustes, des statues en pied, des photographies ; dans les écoles, sur toutes les places, dans les magasins, les taxis, les échoppes d’artisans, sur les billets de banque. Ce héros des Dardanelles qui a repoussé les Alliés à la célèbre bataille de Gallipoli en 1915, méritant ainsi son premier titre honorifique de Gazi (le Victorieux), est surtout vénéré pour avoir modernisé et européanisé le pays : instauration de la laïcité, réforme des noms de famille, du code vestimentaire et de l’écriture par la substitution de l’alphabet latin à l’alphabet arabe, droit de vote des femmes. Cette révolution sociale sans précédent, appelée « révolution kémaliste », lui vaudra le titre de Pascha. Puis, en 1934, sur décision de l’Assemblée, Mustafa Kemal devient Atatürk (le Turc-Père, au sens de « Turc comme l’étaient les ancêtres »).
Ceci expliquant cela ? « Un dictateur n’a pas de concurrent à sa taille tant que le peuple ne relève pas le défi », disait François Mitterrand dans Le Coup d’État permanent.

Février 2012. L’hiver n’en finit pas. Je reviens régulièrement chez les disquaires et libraires de l’İstiklal Caddesi. Chez Mephisto, Le Petit Prince turc est à présent flanqué de la traduction kurde par Fawaz Husên. Grâce au dessin de l’astronome au fez et pantalon bouffant, je retrouve vite le passage incriminé :

Lê ji xêr û xweş bextiya gêrestêra piçûk B612 re, dîktatorekî tirk fermanek j ibo miletê xwe derxist û yê bi wê fermanê nekira û cil û bergên ewrûpî li xwe nekirana, ew ê bihata kuştin.
(Antoine de Saint-Exupéry, Mîrzayê Piçûk, traduit en kurde par Fawaz Husên, Istanbul, Avesta, 2011, p. 27)

De mémoire de traductrice, jamais fidélité au texte n’a été aussi subtilement subversive.

Nathalie Rouanet