Traductrices d’ailleurs : Ioulia Ratz (Russie)

Propos recueillis par Véronique Patte

 

Bonjour Ioulia ! Merci de répondre à quelques questions concernant votre activité de traductrice ! Ce qui m’a frappée, à la lecture de votre bibliographie, c’est la diversité des genres que vous traduisez : littérature « classique » du XXe (Maurois, Anouilh), littérature pour la jeunesse (de Fombelle), ouvrages pseudo-scientifique (Abitbol), bestsellers (Musso, Van Cauwelaert), ouvrages de vulgarisation (encyclopédies pour enfants)… Est-ce un choix de votre part, ou bien répondez-vous à la demande d’éditeurs ? Ou les deux à la fois ?

Avant tout je travaille à la demande d’éditeurs, mais il m’arrive parfois de les persuader que tel ou tel livre est bon et aura du succès. Je peux vous citer l’exemple D’Aragon à Montherlant et de Shakespeare à Churchill d’André Maurois, un ouvrage qui n’est pas destiné à un grand public, mais en Russie Maurois a des admirateurs fidèles qui ont grandi avec ses romans-biographies à l’époque soviétique. C’est vrai que je traduis des genres très divers : j’ai traduit un livre d’un illustre spécialiste de chirurgie ORL et cervico-faciale, cela n’a pas été facile.

Je sais que vous avez plusieurs ouvrages sur le métier ; pratiquez-vous la traduction à temps plein ? Avez-vous d’autres activités liées au livre ?

Je pratique la traduction presque chaque jour, tous les soirs après le travail et aussi le week-end. Mon métier principal, celui qui me nourrit, c’est la comptabilité dans une petite entreprise, mais cet emploi me laisse assez de temps et de possibilités pour pratiquer mon second métier, celui qui me passionne beaucoup plus.

Quel est le livre que vous rêveriez de traduire ?

Ce sont Les Contes humoristiques d’Alphonse Allais, écrivain presque inconnu en Russie. J’aime traduire les nouvelles, c’est mon genre littéraire préférée, je voudrais donc traduire des nouvelles d’écrivains contemporains.

Vous avez traduit un ouvrage en collaboration avec votre professeur, Irina Volevitch. Pouvez-vous nous raconter comment vous avez procédé, car une traduction à quatre mains peut prendre diverses formes.

Je lis d’abord la partie traduite par Irina afin de saisir la logique du sujet, le style, les noms, les prénoms et les surnoms de personnages, les circonstances de leurs vies, dans un souci d’harmonisation. Il faut comprendre quels personnages sont positifs, lesquels sont négatifs, lesquels sont héroïques ou comiques afin de trouver le même ton pour les décrire – ironique, solennel ou neutre -, choisir des épithètes, etc. Parfois il y a des contradictions dont l’auteur lui-même est responsable ; par exemple, dans la partie traduite par Irina, l’auteur mentionne incidemment un neveu de l’héroïne et, dans la mienne, le neveu se transforme en nièce ; il peut aussi y avoir des réalités peu compréhensibles pour nos lecteurs (surtout les enfants) qu’il faut remplacer ou expliquer par des commentaires. Bien sûr, il y a toujours des points à discuter, parfois il faut choisir une version, une interprétation parmi d’autres, on choisit donc la meilleure. Je dois dire que c’est une expérience que j’apprécie beaucoup : travailler avec un professeur qui est en même temps une traductrice aussi virtuose qu’Irina, c’est une véritable école de traduction.

Justement, en ce qui concerne votre formation, pouvez-vous nous dire quelques mots ? Je parle tant de l’apprentissage du français que de votre formation de traductrice ?

J’ai pris des leçons de francais dans un cadre privé avec un instituteur, dans mon adolescence, pendant 4 ans, puis j’ai suivi des cours de langue à l’Institut francais de Moscou. En ce qui concerne ma formation de traductrice, pour reprendre la phrase de mon professeur Irina Volevitch,  « il est impossible d’apprendre à quelqu’un l’art de la traduction, mais on peut toujours s’instruire ». Ma formation a commencé quand j’ai lu la nouvelle de Marcel Aymé  Rue Saint-Sulpice. J’ai été tellement fascinée par cette histoire que j’ai décidé de la traduire pour ma famille et mes amis. J’ai compris que j’étais subjuguée tant par le résultat que par le processus du travail que j’avais effectué : créer un texte russe en essayant de provoquer les mêmes émotions que l’original. Et bien que cette nouvelle ait eu du succès parmi mes proches, à cette époque-là, je connaissais encore très peu de choses, j’ignorais même les règles élémentaires de la traduction. Irina Volevitch m’a offert une chance : traduire des nouvelles du recueil Pour piano seul  d’André Maurois  pour la maison d’édition AST. Elle m’a guidée pendant toutes les étapes de cette traduction. Puis, avec chaque livre que je traduisais, j’approfondissais ma connaissance de la langue. L’année dernière, j’ai suivi l’atelier de Natalya Mavlevich dans le cadre d’une école privée de traduction littéraire. Cette expérience s’est revélée très utile : on a étudié les nuances de textes et les moyens de les transmettre dans la traduction : comment traduire des gestes, des poses, des mouvements. En français, il y a plus de concret, plus de détails : « Il a pris la bouteille avec sa main droite, l’a approchée, l’a penchée, il a rempli son verre et l’a bu ». En russe, cela donnera tout simplement : « il a rempli le verre et l’a bu ». Les écrivains français aiment les longues chaînes de synonymes, ce qui en russe est ressenti comme une redondance. Enfin quelques préceptes: imaginer la scène et décrire ce que tu vois et non les phrases du texte, saisir plusieurs niveaux d’un texte, garder à l’esprit qu’un traducteur doit entendre ses propres fausses notes.

Avez-vous eu l’occasion de séjourner en France ?

Je suis allée en France quatre fois comme touriste, et deux fois comme stagiaire au Collège de traducteurs, le CITL d’Arles.

Si vous comparez le chemin suivi par Irina qui a traduit pendant la période soviétique et le vôtre, constatez-vous de réels changements ?

Évidemment, il y a une grande différence entre ces deux périodes : tous les grands classiques ont été traduits en URSS pendant la période soviétique, et je pense que c’était un vrai bonheur pour les traducteurs comme Irina Volevitch. Mais la littérature contemporaine était censurée, et seuls des écrivains communistes avaient la chance d’être traduits. Maintenant, tout dépend du goût et des choix des éditeurs et de facteurs économiques. L’avantage de notre époque, c’est qu’aujourd’hui il n’y a aucun problème pour connaître la réalité française grâce à Internet. À l’époque soviétique, un traducteur était contraint de poser des questions à ses connaissances françaises, ou de chercher l’information dans L’Humanité

Faites-vous partie d’une ou de plusieurs associations de traducteurs-auteurs ? Pouvez-vous nous parler de ce qui se passe aujourd’hui en Russie pour la défense de cette profession ?

Non, je ne fais partie d’aucune association, mais j’espère qu’un jour cela viendra. Officiellement on entend de temps en temps des déclarations, mais rien ne change, à mon avis.

Considérez-vous que la condition du traducteur en Russie a tendance à s’améliorer vu le nombre d’ouvrages traduits (de l’anglais surtout, certes) depuis plus d’une vingtaine d’années ?

Je crois que ce métier a des perspectives essentiellement grâce à l’enthousiasme des éditeurs et des traducteurs russes.

Merci, Ioulia, d’avoir répondu à mes questions !