Richard Weiner/Le Grand Jeu

En attendant le dossier « pays de l’Est » de TransLittérature, un avis à ceux qui s’intéressent aux découvertes qu’on peut faire sur les chemins de traverse qui, s’ils « ne mènent nulle part », parfois s’entrecroisent. À paraître en avril 2019 :
Richard Weiner/Le Grand Jeu, Correspondances croisées (1927-1937), texte établi, annoté et présenté par Erika Abrams et Billy Dranty, traductions du tchèque par Erika Abrams, Les Cabannes, fissile, collection « háček ». 297 lettres, 100 documents, iconographie.

1935, Prague, gare Wilson : Richard Weiner en partance pour Paris

Richard Weiner (1884-1937), « l’écrivain tchèque le plus inclassable et définitivement marginal de son siècle » (selon son éditeur), comparé le plus souvent, à juste titre, à Kafka, mais aussi à Dostoïevski et à Céline, se définissant comme « ni juif ni tchèque ni allemand ni français », « homme impair », « incorrigiblement inadaptable », a vécu à Paris de 1912 à 1914 et de 1919 à 1935. Traducteur lui-même à ses heures, interface entre la culture tchèque et la culture française en tant que correspondant du quotidien Lidové noviny, mais en même temps prisonnier, dans son œuvre propre, de l’entre-deux-langues (illisible pour ses amis français non tchécophones, rejeté par ses compatriotes qui le jugeaient trop « francisé » – « de tous les écrivains tchécoslovaques, non pas peut-être le plus francophile, mais le plus français tout court », écrira un collègue dans sa nécrologie), il a joué en 1927 un rôle essentiel et aujourd’hui encore méconnu de catalyseur passionné dans la gestation du groupe et de la revue Le Grand Jeu*, expérience poétique et humaine (inhumaine) qui aura nourri en retour toute la dernière période de son œuvre d’écrivain. Histoire d’une amitié impossible en même temps que d’un cheminement spirituel, c’est aussi une tranche d’histoire littéraire française, vue sous un angle tout à fait inédit, que saisit l’édition de ses Correspondances croisées avec René Daumal, Roger Vailland, Pierre Minet, Maurice Henry, Arthur Harfaux, Josef Šíma, etc., élargie à l’ensemble des tenants, aboutissants, préfigurations et échos qui dormaient depuis des décennies dans les archives tchèques et françaises – volume de 568 pages pour lequel les courageuses éditions fissile ont lancé une souscription en ligne.

« Le Grand Jeu est irrémédiable : il ne se joue qu’une fois. Nous voulons le jouer à tous les instants de notre vie. C’est encore à “qui perd gagne”. Car il s’agit de se perdre », écrivait Roger Gilbert-Lecomte en 1928 dans l’« Avant-propos » au premier numéro de la revue. Pour Richard Weiner, c’est gagné.

La souscription, espérons-le, fera en sorte que la publication ne soit pas la perte de l’éditeur. L’occasion est d’autant plus à saisir que le livre sera certainement aussi mal diffusé que les 16 autres titres de la collection tchèque lancée par fissile en 2013 (avec des auteurs comme Jakub Deml, Zbyněk Hejda, František Halas, Vladimír Holan, Jiří Kolář…) et, plus généralement, la production des petits éditeurs qui font encore notre bonheur en résistant à la fuite en avant du « marché du livre ».

Erika Abrams

* Parenthèse pour les non-initiés : Le Grand Jeu, éphémère revue de poésie et de « métaphysique expérimentale » fondé par les « phrères simplistes », lycéens montés de Reims à Paris au milieu des années 1920, grands explorateurs des limites, dont le « massacre d’espoirs » continue à inspirer et à interroger, fera paraître trois numéros entre 1928 et 1930 – reproduits dans les Cahiers de l’Herne en 1968.