Ne pas s’habituer, ne pas renoncer

Il y a des livres comme ça : on les aime pour de mauvaises raisons, on s’en rend compte, on les désaime, et puis juste quand on va cesser de vouloir y mettre du sien, il se passe quelque chose, et on est accroché.

La narratrice de Une part de ciel, le nouveau roman de Claudie Gallay, retourne au village de son enfance, le Val-des-Seuls, avec sa sacoche d’ordinateur et un pavé de 800 pages sur Christo, qu’elle est en train de traduire pour un éditeur.

9782330022648« J’ai allumé la radio. J’ai bu mon premier café derrière la vitre. […] J’ai ouvert le livre, branché l’ordinateur et je me suis mise au travail. » (p. 29)

Comme on a beaucoup aimé la finesse des précédents livres de Claudie Gallay, notamment Dans l’or du temps et Les déferlantes, on se réjouit à l’idée de lire un bon roman qui nous parlerait de traduction de l’intérieur. Et on enfile les pages, en attendant la suite.

« J’ai essayé de travailler, Christo, New York. Après le décès de sa femme, il poursuit l’œuvre tout seul selon les plans tracés ensemble. Difficile de me concentrer. » (p. 114)

Quoi ? Seulement de l’informatif ? Rien, jamais, sur le travail de la langue ?

« Une matinée comme les autres. J’ai travaillé. Un chapitre encore, la traduction avançait bien mais à ce stade, il m’était encore impossible de savoir si je pourrais rendre le texte fini dans les temps voulus. » (p. 148)

Et cela continue ainsi. Par-ci par-là des nouvelles détachées de l’avancement de la traduction, mais rien, non, rien ne vient sur la difficulté à rendre le style, à faire entendre une voix. On s’énerve d’apprendre que cette prof de cuisine non titularisée – mais bilingue ! – accepte des traductions entre deux remplacements, modes d’emploi, recueils de poèmes ou, ici, donc, biographie d’un artiste du land art. On s’énerve de la pauvreté de ses phrases. On se dit qu’elle n’est pas crédible en traductrice littéraire.

« J’ai relu le dernier chapitre à voix haute, les deux paliers de langue se superposaient, je traduisais bien mais j’avais un foutu accent. J’ai repoussé le livre. Il fallait que je travaille plus vite. Traduire dix pages au lieu de trois. J’ai regardé la route. » (p. 217)

Et si parler de la traduction, c’était juste une manière de parler du livre qui s’écrit ? se demande le lecteur. Et puis il se rend compte que ce qui l’irritait a cessé de l’irriter. L’important est ailleurs.

En arrivant au Val-des-Seuls, Carole a aussi dans sa poche une boule de verre, avec dedans un paysage figé que recouvre de la neige artificielle quand on la retourne. C’est Curtil, son père, qui la lui a envoyée, comme il fait toujours pour signifier qu’il rentre au pays et leur fixer rendez-vous, à elle, et à Philippe, son frère, et à Gaby, sa sœur.

Rien n’attache, dans la vie de Carole. Le père des filles l’a quittée, les filles sont devenues grandes et sont parties à leur tour. En suspens, triste, vide, en attente de quelque chose qui ne viendra sans doute pas (mais qui sait ?), elle est détachée de tout et de tous. Au Val-des-Seuls la vie est difficile, mais sous la médiocrité des existences, on s’entraide, on s’accroche, on a des secrets. On essaie de ne pas s’habituer, de ne pas renoncer. On essaie d’aimer.

Quand le lecteur arrive à l’éclaboussement de lumière de la scène finale, il a le cœur bien pris, il aime tous ces personnages, ils font désormais partie de sa famille de papier. Et ce style sec, pauvre, effiloché, il le trouve riche, dense, habité. Il hésite à reprendre le roman – 445 pages, quand même… –, et les images défilent. Les papillons, le pull, l’herbier à sauver, la fouine, la montagne, le lac, le bar La Lanterne, les photos – une par jour, de la serveuse qui fait fantasmer tous les hommes malgré sa jambe raide. Ces deux femmes qui déneigent une vallée à elles toutes seules, pour l’amour d’un homme en planque… L’obsession du drame familial, une maison en feu, une petite fille sauvée et pas l’autre, une culpabilité à porter et qui vous enferme hors de l’amour… Toutes ces vies imbriquées, y compris celle de Christo, à celle de Carole. Alors oui, on relit tout depuis le début, pour cette beauté qu’on n’avait pas entendue tout de suite, et qui était là, splendide comme les paysages, et pour tous ces bonheurs possibles qu’il n’y aurait qu’à saisir.

Claudie Gallay
Une part de ciel 
Actes Sud

Emmanuèle Sandron