Les vertus de l’agressivité

par Françoise Wuilmart

Rappelons tout d’abord que le traducteur ne laisse pas sa personnalité au vestiaire dès lors qu’il traduit, non, même ses mécanismes de défense restent opérationnels, ceux définis par Freud et dont les deux principaux en matière de traduction sont le refoulement et la sublimation ! Enseigner la traduction, c’est d’abord mobiliser chez l’apprenant une série de facultés diverses, linguistiques mais aussi métalinguistiques, et mettre en branle un processus multiple.
Les propos qui suivent sont le résultat d’une étude sur le terrain de l’enseignement de la traduction de textes culturels ou littéraires, au niveau universitaire. On a pu constater que le déroulement habituel d’un cours de traduction se réduisait encore souvent à des échanges de points de vue ou d’impressions, et que les seuls arguments avancés par l’enseignant étaient du type de « cela ne me plaît pas et moi je dirais plutôt », ou « je le sens autrement ». L’enseignant qui ne serait plus qu’une instance intuitive, imposant un modèle subjectif de solution est tout le contraire de ce que devrait être un professeur de traduction.
Trois attitudes sont donc à condamner d’emblée : la réponse intuitive, l’argumentation subjective et le modèle imposé. Il s’agit au contraire d’objectiver les erreurs. Mais aussi de remonter à la source des « défaillances »… Un phénomène fréquent au cours de traduction et rare dans les autres disciplines est la réaction agressive de la part de l’étudiant, et ce problème met en évidence une première composante dans l’apprentissage de la traduction : la dimension psychologique, mal perçue ou ignorée dans bien des cas de figure.

La critique exercée par l’enseignant peut avoir plusieurs objets :
  1. la mauvaise compréhension de la phrase originale, Dans ce cas-ci, la réaction de
    l’étudiant à la critique est généralement modérée. Il reconnaît de bonne grâce qu’il sait mal la langue
    étrangère.
  2. la formulation globale dans la langue d’arrivée : ici aussi, si la critique porte sur une erreur de grammaire ou de correction formelle, l’étudiant avouera facilement sa faiblesse.
  3. le lexique ou le style : c’est ici que peut se manifester l’agressivité évoquée plus haut.
pexels-fotografierende-3278768

Dans tous les cas, il est clair que l’enseignant a touché une « corde sensible » chez l’apprenant. Or, rappelons que pour « bien » traduire il faut aussi et même surtout avoir une excellente maîtrise de sa langue maternelle. Et c’est précisément là que le bât blesse fréquemment : l’apprenant non seulement traduit mal, mais de surcroît, « parle mal », c’est-à-dire que l’expression spontanée de sa pensée est bancale, maladroite, imprécise. Il m’est apparu que dans ce cas-ci, les causes n’étaient pas seulement une connaissance lexicale lacunaire, car il y a souvent bien plus que cela : notamment une sorte de « blocage » psychologique au niveau de l’expression communicative.
La majorité des apprentis-traducteurs commencent par faire une lecture superficielle de la phrase ou du passage à traduire et, sans rien approfondir ni au niveau du contenu, dans le détail ou dans l’ensemble, ni au niveau de la forme, ils se lancent directement dans la transposition du texte (le calque, si rassurant !).

Le style qu’ils adoptent alors n’est ni leur style spontané ou habituel, ni a fortiori celui de l’auteur, c’est plutôt un style artificiel qu’eux-mêmes ne parleraient ni n’écriraient jamais naturellement. Bref, en un mot comme en cent : c’est du mauvais français (en l’occurrence).
Pour déshabituer l’étudiant de ce type d’écriture « indigeste », je lui demande de faire une lecture silencieuse de la phrase originale. Ainsi peut-il s’en imprégner, à son propre rythme. Je lui demande ensuite de cacher le passage et de « raconter » le contenu, en quelque sorte de le paraphraser avec le plus de précision possible, mais toujours sans retourner à l’original, de le faire (et j’insiste toujours sur ce point): « avec ses mots à lui ». Il ne s’agit donc pas encore de « traduire » à proprement parler mais de restituer spontanément un sens (on reconnaîtra ici la position traductive de l’ESIT). 

Deux cas de figure se présentent :

1. l’étudiant interrogé s’exprime d’ordinaire avec aisance, et la restitution sémantique en français est déjà une bonne traduction qu’il n’y aura plus qu’à peaufiner. En effet, comme il doit restituer un « contenu », et non plus « traduire » (opération qui a d’abord, semblerait-il, un effet inhibant), il « se laisse parler » et arrive de manière naturelle à des formulations immédiates, et satisfaisantes, parfois même à d’excellentes trouvailles.
2. l’étudiant interrogé s’exprime généralement mal, son lexique est restreint, imprécis, dépourvu de nuances, sa syntaxe boiteuse. Les causes d’une telle « faillite » peuvent être de deux ordres: psychologique, ou socioculturel.

Pictos_Bordeaux#932f0b-31

Quand elles ont des causes psychologiques : l’étudiant est timide, du type introverti. Il n’a jamais éprouvé le besoin de nuancer son outil de communication, sa langue maternelle, même si d’autre part il a une vie intérieure et un imaginaire relativement riche. La formulation du contenu est donc maladroite, car indépendamment du processus traduisant, il est déjà, au départ, incapable de s’exprimer de façon correcte et précise, que ce soit oralement ou par écrit. Ou encore : soumis à une autorité paternelle outrancière, il lui est difficile de s’écarter du texte de départ, devenu texte-modèle, ce qui équivaudrait pour lui à une sorte de rébellion, voire de rejet du père.

Il existe aussi des causes socioculturelles à ce phénomène : l’étudiant est issu d’un milieu culturellement défavorisé. Il a grandi dans une famille où l’on lit peu et s’exprime mal. C’est chez ce type d’étudiant que se manifeste la réaction d’agressivité dont je parlais plus haut. La critique négative de sa « formulation » est ressentie comme une attaque personnelle. Pour lui, en effet, l’enseignant nie, renie, désapprouve sa langue, celle dans laquelle il a grandi, s’est formé, s’exprime depuis toujours, mais celle aussi dans laquelle communiquent les siens. Cette langue est l’expression profonde de son moi et de son environnement initial et immédiat. En rejetant sa manière d’exprimer un contenu, l’enseignant « l’humilie », « l’exclut », le « marginalise » ; du moins est-ce ainsi qu’il accueille les commentaires négatifs.

Deux réactions sont possibles de la part d’un tel étudiant :
– ou bien il développe un réel « complexe » en se forgeant une piètre idée de soi et de son milieu habituel auquel il s’identifie. Or, l’enseignant l’oblige à quitter ce milieu, ne serait ce que dans le cadre du cours, pour entrer dans le cercle de ceux qui « s’expriment bien » ; l’étudiant développe un sentiment de culpabilité, car au fond, ce qu’on exige de lui c’est qu’il devienne « adulte » : en devenant autonome, sur le plan linguistique tout au moins, en tournant le dos au contexte qui a toujours été le sien et qu’il réintégrera d’ailleurs après la classe. On le contraint donc à se détourner d’une partie de lui-même par le truchement de sa langue qu’il doit désormais faire évoluer, faire progresser. Ce genre d’étudiant peut garder rancune au professeur qui est venu troubler sa vision des choses, son équilibre, équilibre avec lui-même et avec son milieu.

– mais il existe un autre cas d’espèce : l’étudiant piqué au vif a une réaction de fierté, qui se manifeste d’abord par une certaine agressivité: dans ce cas il n’est pas rare que ses joues se colorent, ou qu’il en oublie même un certain respect de l’enseignant. Mais cette « fierté » peut être aussi très stimulante et bénéfique. Blessé dans son orgueil, l’étudiant est amené à se « dépasser », et il progresse.

C.Q.F.D. : l’agressivité peut avoir du bon dans la relation enseignant/étudiant, elle permet à l’apprenant d’oser être lui-même, de mettre à nu un « complexe » que sa révolte contribuera, comme un aiguillon, à surmonter.
Une autre conclusion s’impose : il est un fait que la première phase absolument nécessaire de
l’enseignement de la traduction est celle de l’apprentissage d’une expression spontanée correcte dans la langue maternelle.
J’affirme volontiers qu’apprendre à traduire, c’est d’abord apprendre à bien s’exprimer, et donc aussi … à bien « penser »… tout un programme !