La Maison de la Traduction : un objectif commun

Le 30 septembre dernier, la Journée mondiale de la traduction (JMT) commençait sur notre compte twitter par un joyeux « Bonjour le monde » provoquant un très fort engagement autour de nos publications. L’ATLF était largement représentée sur le territoire : Sophie Aslanides à La Rochelle, Peggy Rolland à Strasbourg, et Françoise Wuilmart et Laure Hinckel à Paris, dans les locaux de l’ESIT pour une journée sous un beau titre : « L'union et l'humour font la force ».

La matinée a été consacrée aux représentations que chaque intervenant se fait d’un idéal de maison de la traduction. Pour Caroline Subra-Itsutsugi, ancienne présidente du syndicat professionnel Société Française des Traducteurs (SFT), la maison de la traduction serait une Maison des Métiers de la Traduction érigée avec les associations sœurs. Quelqu’un a imaginé une bibliothèque dont les livres seraient classés par le nom de leur traducteur, des étudiants ont évoqué pour leur Maison idéale de la traduction un rooftop végétalisé qui serait « le toit du monde » des « traductaires » – un mot épicène qui règlerait les cas de conscience provoqués par une écriture « inclusive ». Les interprètes ont présenté leur idéal de Maison de la Traduction comme « maison des amis des langues » qui regrouperait tous les métiers de la traduction, pour défendre les droits de tous, largement attaqués dans le contexte actuel…

Mais cet article ne serait pas complet s’il ne reproduisait pas in extenso l’intervention de Françoise Wuilmart, qui a régalé l’auditoire avec sa description très vivante de la maison idéale de la traduction vue par les membres du CA de l’ATLF. Humour et distanciation, mais aussi rêves éveillés et projets réalisables sont au programme!

Je représente l’ATLF, et il serait donc malvenu que je vous livre ma propre conception de la maison idéale de la traduction. D’un autre côté, est-il concevable d’aboutir à une épure commune de l’ATLF, ne serait-ce que de son C.A. ?

Que nenni, un idéal obéit à des paramètres individuels, socio-psychologiques, affectifs… Nos simples demeures déjà diffèrent à un point inimaginable, reflétant nos goûts, notre passé, nos désirs. Et n’oublions pas que nous sommes avant tout des êtres littéraires, coutumiers de la fiction, de l’imaginaire débordant. Nous autres traducteurs et traductrices aimons à nous plonger dans des multivers si divers pour mieux les restituer dans notre langue maternelle.

J’ai donc décidé de vous faire entendre les rêves de mes bien-aimés collègues, et tout à la fin, je vous parlerai du mien, qui n’est d’ailleurs plus un rêve mais fut réalité pendant 21 ans en Belgique.

Commençons par notre présidente, Sophie Aslanides :

Des vitres peut-être, pas besoin de miroirs. De grands espaces, pas de couloirs étroits, étriqués. S’il le faut, une cloison ici ou là, des piles de livres, des bibliothèques mobiles. Des courbes, pas d’angles agressifs. Beaucoup de lumière à l’intérieur, celle du jour surtout. Du bois plutôt que du béton. Avec une acoustique soignée. Une nature habitée tout autour qui se donne à voir et à entendre. De l’eau qui coule, qui murmure, qui réfléchit. Des arbres pleins de feuilles pour qu’on puisse écrire partout. En fait, je vois quelque chose qui se rapproche de l’Eveil du Scarabée, une maison d’accueil médicalisée pour autistes qui a été construite sur ma petite commune de l’Yonne (Champcevrais), une réalisation de l’architecte Negroni qui a d’ailleurs été récompensé par un prix. Tout y est pensé pour diminuer le stress des perceptions sensorielles des autistes. C’est une réalisation magnifique, à laquelle je suis très attachée.

Merci Sophie !
Quant à notre vétéran Christian Cler, masculinité oblige, il est plus bref :

Oh, j’ai des goûts simples. Manoir anglais avec fauteuils Chesterfield, chaises longues Le Corbusier, livres et BD, Butler, nombreux chats et whiskies 30 ans d’âge.

Parfait !
Notre juriste, Jonathan Seror, a des goûts bien spécifiques :

N'étant pas traducteur mais simplement juriste, tout ce que je peux dire c'est que dans la maison idéale de la traduction, les traducteurs seront traités comme des auteurs, et tant leurs droits patrimoniaux que moraux seront respectés par quiconque souhaite exploiter leurs œuvres ! Ah oui, tant qu'on y est, l'ouvrage Maya l'abeille sera également mis à l'honneur dans cette belle demeure... 😉

…ceci étant un petit clin d’œil à ma dernière retraduction, celle en effet de Maya la petite abeille.


Laure Hinckel a la plume prolixe, l’imagination fertile mais pragmatique :

L'idéale maison de la traduction serait construite comme un pont, elle serait traversée de puits de lumière venant de toutes les directions et ainsi serait le symbole de ce métier qui relie les rives et accueille en son sein les milliers de flèches des milliers de langues de l'humanité. L'idéale maison de la traduction serait un lieu de rencontre pour des débats sur l'art de la traduction et un lieu d'accueil pour des traducteurs du monde entier. Toutes les nations contribueraient à son entretien et à son fonctionnement afin qu'aucun traducteur ayant besoin d'un lieu pour se concentrer et écrire ne puisse être refoulé. L'idéale maison de la traduction serait itinérante, nomade, une année ici, une autre là, et bénéficierait d'un statut d'extraterritorialité permettant même aux traducteurs dissidents de travailler au sein du pays en conflit qu'ils ont dû quitter. L'idéale maison de la traduction contiendrait un jardin et un potager, récupérerait l'eau, utiliserait l'énergie du soleil et transformerait les bonnes ondes psychiques du traducteur heureux de traduire, en gouttelettes de parfum disponible partout en brumisation... L'idéale maison de la traduction existe déjà dans nos têtes, elle roule sous la voûte de nos crânes quand nous opérons cette merveilleuse transformation écrite d'un texte en un autre texte par nous conçu, pour rendre en tout point le sens et l'émotion d'un livre dont nous sommes les plus parfaits lecteurs.

Tels sont donc les descriptions de quelques collègues. Quant à moi, je vous l’ai dit, je ne décrirai pas un idéal, mais un idéal réalisé, en tous points. C’était en Belgique, au château de Seneffe. Plus précisément dans les anciennes dépendances sises dans un splendide parc de 24 hectares, peuplé d’une faune riche. En 1996 j’eus l’idée d’y implanter une faune d’une autre espèce : celle des traducteurs littéraires d’auteurs belges. Le lieu comptait 18 chambres entourant un grand patio au milieu duquel jaillissait une fontaine. Le confort était sûrement celui d’un cinq étoiles. Petite précision, la moitié des chambres étaient d’anciennes écuries (cf. photo) superbement aménagées ! Les traducteurs en vitrine pouvaient y exercer leur dada ! Mais il fallait nourrir la faune aussi, physiquement et intellectuellement.

Pour ce qui est de l’estomac : je fis appel à un chef-coq qui emplissait la belle et grande cuisine de son âme culinaire. Un artiste en soi, qui traduisait la nature en petits plats succulents que nous dégustions de concert dans une immense salle-à-manger rustique. Je ne vous dis pas l’ambiance qui y régnait, le soir surtout, quand le Japon et la Chine, la Russie et l’Ukraine, la Scandinavie, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, les pays de l’Est en majorité se côtoyaient et se faisaient face, parlant tous la langue de Molière ou de Voltaire, échangeant leurs points de vue traductifs, relatant leur expérience et surtout leur vécu au pays, mais aussi riant, ou parfois pleurant ; ce qui était réalisé et vivait là sous mes yeux, c’était une phénoménale œcoumène, qui faisait fi de toute espèce de frontière ou de discrimination, car comme le disait un de nos grands auteurs, Simon Leys, le traducteur est par essence ouvert et tolérant, et si les traducteurs gouvernaient le monde, il n’y aurait plus de guerre.

Pour ce qui est de la nourriture intellectuelle, j’y pourvoyais en abondance ! À l’étage, dans les superbes combles étayés de vieilles poutres, j’avais fait installer une richissime bibliothèque : tous nos auteurs belges y étaient représentés, puisque le but de l’opération était de les faire traduire. Et bien sûr, nous étions gavés de visites d’auteurs : tous les grands auteurs belges ont défilé à Seneffe, d’Éric Emmanuel Schmidt à Pierre Mertens en passant par Françoise Mallet-Joris ; parfois aussi des artistes d’autres pays, comme Philippe Djian, Saul Bellow, Benoît Podalydès, sans oublier notre regretté Henri Meschonnic. Ils se battaient tous au portillon pour venir séjourner à Seneffe, et s’y régaler. Parfois aussi d’autres grands auteurs, tel Jean-Philippe Toussaint venu passer une quinzaine de jours entouré de ses quelque dix traducteurs, pour deviser sur l’interprétation à donner à tel mot, à telle phrase. Je provoquais d’ailleurs régulièrement ces rencontres entre les traducteurs invités et leur auteur, ou leur autrice. J’accueillis aussi le fils de Georges Simenon avec tous les traducteurs et traductrices anglais et néerlandais de son auguste père, parmi lesquels Saul Bellow. Et j’en passe, et j’en passe…

Lieu idyllique, situé hors du monde, retraite au sein de hautes futaies et de splendides canopées peuplées d’oiseaux ; le calme, la nature, le bruit de l’eau de la fontaine que réclamait Sophie ; une entende collégiale exceptionnelle, la réunion des différences aplanies, la communion dans la traduction, la convivialité totale et sans arrière-pensées, l’oubli des mesquineries de ce monde. Oui, Seneffe était bel et bien mon idéal de la maison de la traduction.

Mais sachez qu’il en existe d’autres de par l’Europe, une bonne douzaine même. Qui vous attendent à bras ouverts…