La chronique de Corinna Gepner : Jeux de miroirs

 

 

Jeux de miroirs

 

v_book_518Nous sommes en 1946, dans la région des Pouilles, en Italie. Les quatre sœurs Porro, issues d’une riche famille, vivent quasi recluses dans leur demeure, insoucieuses des évolutions politiques et économiques. Pourtant, cela fait des années que la situation est tendue : les ouvriers agricoles cherchent à faire entendre leur voix et réclament des conditions de travail décentes. Lors d’un rassemblement syndical, un coup de feu éclate. Aussitôt, la foule accuse les Porro d’en être les auteurs. La colère monte et c’est le drame : deux des sœurs sont tuées, les deux autres grièvement blessées. Un procès aura lieu quelques années plus tard, mais il ne permettra pas de faire la lumière sur ce qui s’est passé.

S’emparant de cet épisode ignoré de l’histoire des Pouilles, Luciana Castellina et Milena Agus en proposent, l’une, un récit historique, l’autre, une version romanesque. Ces deux textes sont réunis dans un même volume publié par les éditions Liana Levi.

Deux textes brefs, placés en miroir, qui donnent un éclairage différent sur cette affaire complexe. L’idée est excellente et la confrontation des perspectives particulièrement riche. Chacun des auteurs travaille à sa manière le matériau historique afin d’articuler le devenir collectif et les destins individuels. Si l’historienne s’attache avant tout à brosser un tableau des évolutions de la région, la romancière entre dans l’univers feutré des sœurs Porro. Elle y introduit un personnage, une amie de la famille qui, tout en faisant partie de ce monde, ne cesse de l’interroger et de dénoncer sa cécité face à la réalité. L’arrière-plan politique et social est donc présent d’une autre manière, plus sourde, mais tout aussi menaçante.

L’association de ces deux textes met en lumière avec une rare efficacité l’abîme qui existe entre les protagonistes de cette histoire et les logiques très différentes auxquelles ils obéissent. L’après-guerre, dans une Italie qui, dès 1943, a connu un revirement majeur en cessant de soutenir l’Allemagne nazie, est un condensé de contradictions explosives. Le meurtre particulièrement brutal des sœurs Porro, qui ne faisaient assurément pas partie des propriétaires terriens les plus féroces, en offre un exemple saisissant.

La traduction, effectuée par Marguerite Pozzoli (Luciana Castellina) et Marianne Faurobert (Milena Agus), est d’une qualité et d’une précision remarquables.

Luciana Castellina, Milena Agus
Prends garde
Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli et Marianne Faurobert
Liana Levi, 2015

 

CV-HinrichsAutre mise en regard très réussie, dans un registre bien différent : la Nouvelle de rêve d’Arthur Schnitzler, dans la traduction de Pierre Deshusses, et le roman graphique qu’en a tiré le dessinateur Jakob Hinrichs, traduit par Jörg Stickan. Le texte de Schnitzler (dont Stanley Kubrick s’est inspiré pour son film Eyes Wide Shut) est un long parcours dans les méandres du désir, du fantasme d’adultère et de la jalousie, où rêve et « réalité » se mêlent au point de devenir indissociables. Jeu pervers, peut-être, que cet échange de confidences entre mari et femme, désireux d’explorer à deux l’espace de leurs désirs inavouables – au risque de se perdre. Mais ne porte-t-on pas toujours un masque ? Et que cherche-t-on ? À se dévoiler ou à jouer un rôle ? Une question à laquelle il n’est pas si facile de répondre à la lecture de ce fascinant labyrinthe du désir et de l’angoisse.

Jakob Hinrichs, lui, propose une mise en images raffinée et complexe de cet univers de faux-semblants, sans s’interdire les allusions littéraires qui donnent au récit une profondeur accrue – l’un des personnages apparaît ainsi sous les traits d’un coléoptère géant, réactivant le processus de la métamorphose au cœur de l’histoire en laissant le lecteur libre de ses interprétations.

La traduction de Jörg Stickan est particulièrement percutante, efficace et adaptée à la version « moderne » que l’auteur donne de la nouvelle de Schnitzler.

Arthur Schnitzler, Jakob Hinrichs
Nouvelle de rêve
Traduit de l’allemand par Pierre Deshusses et Jörg Stickan
Le Nouvel Attila, 2014