« Jubiler dans d’atroces souffrances » : traduire Paul Beatty

par Nathalie Bru

Il suffit d’ouvrir un livre de Paul Beatty pour se rendre compte de la difficulté qu’il y a à traduire ses textes. Nous avons demandé à sa traductrice Nathalie Bru de nous en dire plus. Qui est Paul Beatty ? 
Paul Beatty est un auteur afro-américain qui a commencé sa carrière artistique et littéraire par le Slam dans les années 1980, à New York. Il est l’auteur de quatre romans, The White Boy Shuffle (paru en France sous le titre American Prophet), Tuff, Slumberland et The Sellout (Moi contre les États-Unis d’Amérique). Il a également à son actif des recueils de poèmes (Big Bank Takes Little Bank, Joker Joker Deuce) et une anthologie de l’humour afro-américain (Hokum). Il a obtenu le Man Booker Prize en 2016 pour The Sellout. Comment en es-tu venue à le traduire ? J’ai découvert son univers et son écriture en 2007. À l’époque, il n’était pas encore traduit en français. J’étais inscrite au Master 2 de traduction littéraire de Paris VII et Jean-Pierre Richard, alors responsable de la formation, nous a donné deux extraits de The White Boy Shuffle à traduire en cours. J’ai été absolument bluffée. Comme je l’avais rarement été à la fois par une écriture et par un propos. J’avais l’impression de prendre claque sur claque. Dans le cadre du Master, il nous fallait choisir un texte pour ce qui est qualifié de « traduction longue » — le plus gros projet de traduction destiné à valider le diplôme, cent feuillets d’un texte inédit en français. Je me rendais tout à fait compte que Paul était loin d’être un auteur facile mais j’ai quand même décidé de m’attaquer au texte. Je me disais que je n’aurais peut-être jamais l’occasion ensuite, au cours de ma carrière de traductrice, de traduire un texte qui me plairait autant, alors j’ai choisi de prendre le risque. J’ai passé les mois suivants à, disons, jubiler dans d’atroces souffrances. Plus j’avançais dans le texte, plus je tombais amoureuse de cette écriture. Bref, j’ai traduit ces cent feuillets, j’ai eu mon master. Et… par hasard un jour, je me suis retrouvée assise dans un dîner à côté d’un traducteur qu’à l’époque je ne connaissais pas, Nicolas Richard. Lequel venait de signer un contrat de traduction avec le Seuil pour la traduction du troisième roman de Paul, Slumberland. Nicolas m’a tout de suite poussée à prendre contact avec le Seuil pour leur présenter mon travail. Ce que j’ai fait. Finalement, cependant, ce n’est pas le Seuil qui a acheté les droits de The White Boy Shuffle mais les éditions Passage du Nord-Ouest, en 2009. Toujours grâce à Nicolas Richard, lui aussi emballé par l’écriture de Paul, qui en avait parlé à l’éditeur Pierre-Olivier Sanchez. Quand Passage du Nord-Ouest a mis la clé sous la porte, les éditions Cambourakis ont repris le flambeau. Et c’est chez eux que j’ai traduit ensuite les deux autres romans, Moi contre les États-Unis d’Amérique, son dernier. Et Tuff, le deuxième, paru en français en janvier dernier. Par rapport à d’autres auteurs que tu as traduits, en quoi Beatty est-il différent ?  C’est un peu difficile de comparer un auteur à tous les autres réunis. Donc je vais un peu répondre à côté… Je vais dire que le style de Paul me donne peut-être plus de fil à retordre que celui des autres auteurs. Mais en même temps, je m’y sens tout à fait dans mon élément. J’aime l’humour absurde, le dynamisme de sa plume. Et son propos. Je suis ravie de contribuer à le faire connaître en France. Les textes de Beatty sont empreints d’une grande musicalité, d’un rythme puissant et d’une langue très particulière : comment travailles-tu à rendre tout ça ?  C’est très compliqué de répondre à cette question en fait. Je ne voudrais pas paraître présomptueuse, mais je n’ai pas de méthode, j’y vais au feeling. Je me laisse porter par le texte tel que je l’entends, tel qu’il résonne en moi et j’essaie de transposer cette musique dans une musicalité française qui me semble correspondre en me laissant autant que possible porter par ma plume. Bien sûr, il y a de nombreux réglages à faire ensuite. Mais ce n’est pas la musicalité qui est la plus difficile à gérer pour moi. Les vraies difficultés sont liées aux références culturelles et aux jeux de mots. Même question sur la construction du récit, complexe, pleine de méandres.   Je ne trouve pas la construction si complexe que ça. On le compare parfois à Pynchon mais je ne suis pas vraiment d’accord. Paul est beaucoup plus clair et beaucoup plus abordable que Pynchon selon moi. C’est foisonnant, très clairement en revanche. Si bien que le risque principal en le traduisant est sans doute de s’y noyer. Et de faire perdre tout son dynamisme au texte. C’est un auteur, selon moi, qu’il faut s’approprier. Dont il faut digérer l’écriture avant de la retranscrire en français. On ne peut pas ne pas s’éloigner de la VO. Pour moi, il faut s’armer de la mallette à outil du petit cibliste et savoir prendre ses distances avec la phrase d’origine. Avec ce type d’écriture, être fidèle au texte implique un degré de trahison supérieur à ce qui est nécessaire pour la traduction de textes disons plus « classiques ». Ses références à une culture afro-américaine sont permanentes. Dans American Prophet, par exemple, les notes que l’on trouve à la fin du livre sont très complètes, détaillées, précises sur ces sujets. As-tu travaillé en amont sur cette culture ou cherches-tu au fil de la plume à identifier ce à quoi il fait référence ?  Les deux. Quand j’ai entamé la traduction de The White Boy Shuffle pour la fac, je me suis immergée dans la culture afro-américaine, que je ne connaissais que de loin. J’ai beaucoup lu, beaucoup vu de films, beaucoup écouté de musique. J’ai décidé d’ajouter ces notes parce que je trouvais que sans rien connaître de la culture, on passait à côté de trop de choses qui valaient le détour. Mais Paul, plus tard (car à l’époque je ne le connaissais pas) m’a dit que ce n’était pas vraiment nécessaire, que la plupart de ses lecteurs américains ne comprenaient sans doute pas non plus la grande majorité des références. Toutes ces recherches m’ont appris tellement de choses que je trouvais sans doute dommage de ne pas en faire profiter les lecteurs. Mais en effet, Paul a raison, je donne des clés que lui-même n’avait pas jugé bon de donner à ses lecteurs. Si tu devais définir son travail d’auteur et ton travail de traductrice sur son œuvre, quels mots choisirais-tu ?  Si tu fais référence à ce que m’inspirent ses textes quand je traduis, je dirais peut-être que c’est un travail à la fois jubilatoire, exténuant, enrichissant (intellectuellement faute de l’être financièrement) et… terriblement frustrant (car c’est tellement difficile avec les outils que nous offre le français de rendre toute la créativité de son anglais… Enfin, plus particulièrement pour les anglicistes, quels mots ou expressions t’ont particulièrement posé problème, dans la mesure où il aime bien en créer de nouveaux ! Je ne sais pas s’il crée tant que ça de nouveaux mots… Ce qu’il aime surtout, c’est créer de nouveaux effets avec la langue et les mots à sa disposition. Et ça, ça demande de se creuser la cervelle pour trouver quelque chose d’à peu près aussi bon en français. Il y a tellement d’exemples, presque à chaque page, que je ne sais pas trop lesquels citer. Une chose à souligner : quand je coince, je n’hésite jamais à mettre du monde à contribution, via la liste de l’ATLF de temps en temps, ou en écrivant à des copines traductrices, mais je ne m’adresse pas forcément qu’à des pros. Même mes enfants de douze et quinze ans m’ont parfois dépannée. Je ne prétends pas avoir réponse à tout toute seule, surtout sur des textes comme ceux-là. Ce serait priver le texte d’éclairs de génie extérieurs. Enfin bref, pour répondre à ta question, comme ça, au débotté, deux passages me viennent à l’esprit : La première phrase du premier chapitre de The White Boy Shuffle : « Unlike the typical bluesy earthy folksy denim-overalls noble-in-face-of-cracker-racism aw shucks Pulitze-Prize-Winning protagonist mojo magic black man, I am not the seventh son of a seventh son. » Cette phrase, je m’y suis affrontée au début de mon année de fac, quand j’apprenais à traduire en somme. Et c’est grâce à elle et au temps que j’ai passé dessus que j’ai compris ce que traduire voulait vraiment dire. Je dois d’ailleurs beaucoup à ma directrice de mémoire, Emmanuelle Delanoë-Brun qui m’a appris à sauter très haut et très loin de l’original pour mieux retomber sur mes pattes ensuite. Sans elle, je ne pense pas que j’aurais réussi à trouver la bonne distance avec le style de Paul. Je ne vais pas citer ici ce que j’en ai fait, la réponse est dans toutes les bonnes librairies. Il y a aussi, plus récemment, ce passage de Tuff, les élucubrations antisémites de Fariq, l’ami du héros : « The Talmud », Fariq rubbed his palms together and said, « Let’s break down that word ”Talmud“, from the dutch Taal, or to talk, “Mud”, a filthy, slimy, substance. ”Tal-mud“, talking in a muddled way. Talk that confuses, abuses and ruses the Black man. “Hebrew” : he brew. He who brews. Brews, stirs. Wherever he goes, the Jew be stirring up trouble. I know my lesson, son. ”Mint Julep“ : Mint equals money. Jew Lip. Lip, kiss. Jews Kiss Money. Kiss, love. Jews love money. “Ed-jew-cate” : Teach the way of the Jew. ”Jewlius Caesar“… » Beaucoup de choses, chez Paul, sont à l’avenant…   Propos recueillis par Luce Michel