Incipit ? Incipit !

Quoi de plus à propos que de commencer l'année 2022 en parlant d'incipit ? Françoise Wuilmart nous présente deux manières bien différentes de traduire le début d'un même texte.

par Françoise Wuilmart

Nous autres traducteurs connaissons aussi la phobie de la première page, mais elle n’est pas blanche, que du contraire ! Notre auteur y a façonné sa monade, porteuse in nuce de tout le roman ! Les indices, personnages ou lieux, le registre et le ton, les perspectives, tout y est entrelacé dans une texture à ce point dense que chaque segment phrastique est comme une fenêtre sur la suite. Plus que jamais, le bon choix lexical y est crucial, sans parler du champ sémantique, aux vertus lui aussi annonciatrices. Tout cela explique que certains d’entre nous préfèrent remettre la transposition de ce début à plus tard, pour y revenir une fois tout le livre traduit : « Ah c’était donc cela ! »

À titre d’illustration, penchons-nous sur le célèbre roman de Théodore Fontane Effi Briest, qui en dit long sur l’état d’une certaine Prusse et d’une aristocratie si figée en cette fin du XIXe siècle, qu’elle est déjà comme sa propre caricature. Rappelons que le réalisme de Fontane a été qualifié de « poétique », principalement en vertu de la métaphorisation symbolique des lieux et des objets. Nous y voilà !

L’incipit d’Effi Briest est une pièce d’anthologie. L’entrée en matière campe le décor : la demeure où naît et grandit la petite Effi. Un environnement révélateur du conformisme rigide de sa vie prisonnière des conventions. La maison familiale est enclose dans un parc, protégée comme pense l’être une société sûre de ses privilèges. Ce qui frappe d’emblée chez Fontane, c’est la présence d’un champ lexical très marqué, un champ géométrique, symbolisant le décor inflexible et rigide de la société qui entoure Effi : des ailes latérales bâties à angle droit, une allée de dalles carrées, un rond-point dont le pourtour est bordé de plantes avec en son centre un cadran solaire, un espace en fer à cheval, et dans le ciel un soleil dardant des rayons qui tombent obliques dans la rue… La grosse demeure bourgeoise est un carcan. Un seul élément y détone : une balançoire dont les deux poteaux sont de guingois : celle de la petite Effi…

Les droites font place à des volutes

Il était bien sûr impératif de repérer ce champ lexico-sémantique annonçant la tragédie qui va suivre, celle de l’héroïne victime de la rigueur prussienne de son époque, au point d’en mourir. Il fallait aussi respecter le style du passage : style d’une rigoureuse sobriété, neutre, descriptif, dénotatif, auquel Fontane se garde bien de mêler quelque sensation anthropomorphique que ce soit.

En 1902, la traduction française du roman est confiée à Michel Delines. Or, voyez-vous cela, c’est non seulement le tempérament « méditerranéen » du traducteur mais aussi un contexte artistique bien particulier qui transparaît dans son incipit : la rue du village est « plongée dans la sieste de midi », une « large coulée d’ombre s’étend sur le parc et le jardin », « elle verse sa fraîcheur sur un trottoir », « le clocher s’élance », avec à son sommet « un coq flamboyant tout frais repeint », le petit jardin « va en s’élargissant », et j’en passe. Tout ce qui est strictement statique chez Fontane est pris dans un dynamisme généralisé, les lignes ou les angles entrent en mouvement, les droites font place à des volutes et à des coulées, et l’atmosphère générale est celle d’une « sieste de midi », heureuse de pouvoir bénéficier de la fraîcheur végétale dégagée par des murs ombragés… Mais voilà, Delines qui était sans doute un bon vivant, œuvre de surcroît en pleine période du Jugenstil, de l’Art Nouveau, et ceci explique sans doute cela !

Jamais, je crois, traduction française ne fut plus infidèle à son original ! Une belle infidèle, certes,  car le texte de Delines se tient et son style a même une certaine élégance … Pourtant l’effet produit ici est diamétralement opposé à celui voulu par Fontane. La rigidité prussienne fait place à un jardin des délices…

Fort heureusement, quelque cinquante ans plus tard, la traduction sera refaite par André Cœuroy qui, lui, a tout compris :

« Du côté du parc et du jardin, une aile latérale, construite à angle droit, étendait son ombre vaste sur une allée dallée de carrés blancs et verts, puis sur un grand rond-point dont le centre était occupé par un cadran solaire et le pourtour par de la canna indica et des pieds de rhubarbe. Une vingtaine de pas plus loin, vers le côté opposé à cette aile, une couche de petites feuilles de lierre recouvrait le mur du cimetière, coupé en un seul point par une petite porte de fer peinte en blanc ; derrière s’élevait le clocher de Hohen-Cremmen dont les bardeaux étaient surmontés d’une girouette toute resplendissante de sa récente redorure. La maison donnant sur la rue, l’aile latérale et le mur du cimetière formaient un fer à cheval délimitant un petit jardin décoratif dont le côté libre laissait apercevoir un étang avec un ponton et une barque amarrée. Non loin de là, une balançoire dont la planche horizontale était suspendue par deux cordes, avec des poteaux légèrement de guingois ».

Ce qui frappe d’emblée chez Fontane, c’est la présence d’un champ lexical très marqué, un champ géométrique, symbolisant le décor inflexible et rigide de la société qui entoure Effi

La maison donnant sur la rue, l’aile latérale et le mur du cimetière formaient un fer à cheval délimitant un petit jardin décoratif dont le côté libre laissait apercevoir un étang avec un ponton et une barque amarrée. Non loin de là, une balançoire dont la planche horizontale était suspendue par deux cordes, avec des poteaux légèrement de guingois ».

Est-ce à dire qu’il y a un progrès temporel de l’acte traductif ? Que l’on ne traduit plus « comme avant » (et que l’on traduit donc mieux)? Que nos critères se sont resserrés et notre éthique durcie ? Et que retraduire est un acte parfois bien nécessaire ? Je vous soumets ces réflexions en guise d’apéritif littéraire pour cet incipit de 2022, que j’espère pour vous ou pour nous placé sous le signe d’un Cœuroy, et donc du professionnalisme et de la fidélité de bon aloi !

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