Il a retraduit Mein Kampf ? !

Olivier Mannoni a courageusement relevé le défi de retraduire Mein Kampf. Françoise Wuilmart pointe ici les enjeux monumentaux de la traduction d'un texte révélant la nature profondément corrompue d'une pensée.

par Françoise Wuilmart

Si j’ai décidé aujourd’hui de vous parler de cette incroyable retraduction, c’est qu’elle illustre, pointe, rappelle une position traductive absolument légitime, mais encore mal connue du grand public, pour ne pas dire d’un grand nombre d’éditeurs..

Bien traduire, ce n’est pas être cibliste envers et contre tout, en ne pensant qu’au lecteur et à sa réception, ce n’est donc pas restituer un original dans un français que l’on veut a priori lisse, bien léché, celui des Belles infidèles. Non, je me réfère ici à mon concept de « péché de nivellement », celui qui consiste à raboter un texte d’auteur, à en combler toutes les fosses, à en tronquer les pointes, à en « corriger » les écarts poétiques qui en font justement un texte d’auteur.

Quand « ça sonne drôle » dans l’original il faut que « ça sonne drôle » dans la traduction. Tout cela nous le savons désormais, car l’attitude face au texte à traduire a bien évolué depuis quelques décennies. Et les éditeurs qui osent niveler et lisser une traduction sous prétexte « qu’elle ne respecte pas assez le français », Dieu merci, se font de plus en plus rares.

Jusqu’ici, on comprend tout cela, on admet, on ne discute plus. Mais voilà : qu’en est-il quand le texte à traduire est vraiment mal écrit ? Faut-il, pour être « fidèle » mal écrire en français ?

Tel est le défi qu’a courageusement relevé Olivier Mannoni, en retraduisant Mein Kampf. Quels étaient les enjeux ? Monumentaux ! Il avait un sacré cahier de charges, notre valeureux traducteur : « C’était la première fois que l’on me demandait de livrer une bonne mauvaise traduction », c’est-à-dire un texte qui restitue « les innombrables et substantiels défauts de l’original, la syntaxe abominable, les phrases interminables rythmées par une nuée de conjonctions, ponctuées d’une armée d’adverbes et de particules illocutoires qui les alourdissent parfois d’une manière monstrueuse ! », explique-t-il dans un article publié dans la revue belge de traductologie, Equivalences (numéro 48, 2021).

Dans la énième version de sa traduction-retraduction, Olivier a littéralement réintégré toutes les imperfections de l’original. Et comme il le précise, toujours dans le même article : l’écueil majeur était évidemment le risque de tomber dans le calque littéral ! Il ne s’agissait pas de recopier à l’identique, mais de recréer en français un texte dont la structure même révèlerait la nature profondément corrompue d’une « pensée » !

La tâche du traducteur n’est-elle pas essentiellement de « recréer le même effet » par le recours à tous les expédients possibles et imaginable dont ce magicien de langue dispose forcément ?

Bravo Olivier, car cet effet tu as su le dupliquer parfaitement : en reproduisant la confusion, les schémas circulaires obsessionnels, l’enfouissement du texte sous une avalanche de termes qui en apparence inutiles, provoquent chez le lecteur une sorte d’assoupissement de la vigilance et offrent à Hitler la possibilité d’asséner des vérités simplistes… Et, comme Olivier, nous sommes persuadés que « cette traduction  fournit des clés importantes sur un certain type de pensée et d’écriture totalitaires. »

J’ai souvent écrit, clamé, répété que l’on ne peut bien traduire que s’il y a empathie entre le traducteur et le texte, quand la plume est nourrie par un ressenti commun, une verbalisation similaire ou un même imaginaire. Je suis bien forcée de reconnaître qu’il y a d’autres approches qui s’imposent, comme ici, où le rendu se fait fidèle grâce à une brillante et froide technicité. Et pourtant, comme tout traducteur, tu as bien dû, Olivier, balancer tes phrases, trouver les mots justes… dans ta tête, et dans ton vécu et dans ton cœur… et tu as dû souffrir ! Nous te remercions de ce splendide tour de force, car grâce à toi, ceux qui ne connaissent pas l’allemand ont enfin pu entendre Hitler aboyer et assoupir en français !

Olivier Mannoni, ancien président de l'ATLF, pilote de l'Ecole de Traduction Littéraire (ETL). Son ouvrage Traduire Hitler" (Héloïse d'Ormesson) est dans la première sélection du Fémina Essais 2022. Photo : © Philippe Matsas/Leextra/Editions Héloise d’Ormesson