Kentukis, un coup de cœur de Terje Sinding

Vous souvenez-vous des Tamagotchis – ces animaux de compagnie virtuels qu’il fallait « nourrir » et « baigner » à heure fixe sous peine de les voir périr ? Ils faisaient fureur parmi les adolescents il y a une vingtaine d’années.
Les Kentukis imaginés par Samanta Schweblin apparaissent comme leurs lointains descendants. Ce sont de petits robots en forme de peluches. Montés sur roulettes, ils se déclinent en plusieurs versions : corbeau, lapin, panda, dragon ou taupe. On peut s’en procurer un pour 279 dollars et ils sont bien moins exigeants qu’un Tamagotchi : pour les maintenir en vie, il suffit de les poser sur leur socle, où ils se rechargent tout seuls.

Mais, à la différence de leurs prédécesseurs, les Kentukis sont interactifs : quand on les initialise, ils se connectent de façon aléatoire à un utilisateur qui peut se trouver à l’autre bout du monde. Celui-ci a acquis une licence lui permettant de manipuler la peluche à distance. Et il peut aussi filmer son propriétaire, car la bestiole est dotée d’une caméra.

À partir de ce dispositif, Samanta Schweblin construit un roman choral mettant en scène une dizaine de personnages. Certains n’apparaissent que dans un seul chapitre, qui se lit comme une nouvelle indépendante. D’autres, en revanche, voient leur histoire développée tout au long du roman. Emilia, une Péruvienne d’un certain âge à qui son fils a offert une connexion, s’immisce ainsi dans l’intimité d’une jeune Allemande, et Marvin, un adolescent guatémaltèque, peut se promener dans le nord de la Norvège et découvrir la neige sans jamais quitter sa chambre. À Zagreb, un hacker achète des connexions pour les revendre à des gens désireux de s’en servir à des fins peu avouables ; en Italie, un jeune père divorcé offre une taupe à son fils, et à Oaxaca, une jeune Argentine mariée à un Danois en résidence artistique devient propriétaire d’un corbeau qu’elle surnomme Colonel Sanders (comme le créateur de Kentucky Fried Chicken).
Le phénomène est évidemment propice à toutes sortes de dérives : chantage, voyeurisme, obsessions, dépendance et perte de sens du réel. Petit à petit, Emilia succombe à un mélange de répulsion et d’attirance pour l’amant de sa jeune Allemande, qu’elle voit se promener nu dans l’appartement de celle-ci. Et Enzo, l’Italien, découvre que derrière la taupe de son fils se cache un pédophile espionnant le petit garçon. Quant à Marvin, tout à ses aventures norvégiennes, il ne vit plus que dans la réalité virtuelle. Lorsque son père découvre ses résultats scolaires catastrophiques, son réveil n’en sera que plus brutal.
Mais l’histoire la plus troublante, et aussi la plus cruelle, est sans doute celle d’Alina, la propriétaire du Colonel Sanders. Persuadée que son corbeau est manipulé par un vieux satyre, elle le force à regarder un film porno. Puis elle entreprend de le martyriser : elle le brûle, lui épile la tête pour y dessiner une croix gammée, lui coupe les ailes et l’attache à un ventilateur qu’elle fait tourner à toute allure… pour finalement s’apercevoir qu’elle a infligé toutes ces horreurs à un petit garçon terrorisé.
Samanta Schweblin s’était jusqu’à présent fait connaître par sa maîtrise des formes courtes – son texte le plus long, Toxique (traduction d’Aurore Touya, Gallimard, 2017), qui lui a valu une reconnaissance internationale, fait moins de 130 pages. Dans ce nouveau roman fascinant, on retrouve ses qualités de nouvelliste : concision, vivacité du trait et sens de la chute. Qualités que la remarquable traduction d’Isabelle Gugnon restitue parfaitement.

 

Samanta Schweblin
Kentukis
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon
Gallimard, 2021