À deux voix

Maude Dalla Chiara et Frédérique Laurent évoquent leur traduction à quatre mains et deux voix de L’histoire de Mario de Mario Rigoni Stern (paru aux Édtions Arléa).

FL : On ne peut traduire à quatre mains par hasard ou par contrainte, car c’est le fruit d’un projet qui implique une idée commune du traduire, dans un même patrimoine culturel et affectif. L’histoire de Mario a vu le jour au Salon du Livre de Turin…

MDC : Nous étions à la recherche d’un livre inédit ; revoir Turin dans ce contexte était une évidence. Notre choix s’est arrêté sur Storia di Mario. Mario Rigoni Stern faisait partie de mes lectures, nous sommes originaires de la même contrée, nous sommes « pays » comme aurait dit l’écrivain, et je savais que Frédérique avait lu la majeure partie de son œuvre. Notre heureuse collaboration avec Anne Bourguignon, des Editions Arléa, a prolongé notre voyage.

FL : Il s’agit d’une série d’entretiens de Rigoni Stern qui retracent sa vie et son œuvre. L’essai de traduction nous a permis de réfléchir sur notre écriture. Il n’était pas question de se « partager le travail », car la fracture est toujours visible, on court à la dysharmonie de l’œuvre. Ce qui est valable pour un roman, un récit, l’est tout autant pour des entretiens. Nous avons sélectionné et traduit des chapitres de façon désordonnée, puis confronté nos écrits. Nous avons disloqué tout le texte pour le remettre sur ses rails. Et nous nous sommes réunies souvent, afin de résoudre les questions qui nous semblaient cruciales. Le discours, puisqu’il s’agit d’entretiens : comment rendre à ces textes leur spontanéité, leur résonance ?… L’oreille de l’écrivain était toujours très attentive aux moindres murmures, aux moindres tressaillements des hommes et de la nature. Nous avons écouté et visionné de nombreux films et enregistrements consacrés à Rigoni Stern, afin de nous tenir au plus près de sa voix.

MDC : Se confronter à un même texte est très enrichissant, c’est une occasion rare et précieuse, c’est l’expérience du traducteur et de son double. C’est écrire à son miroir qui ne renvoie pas toujours l’écho que l’on souhaite entendre. Il ne faut pas penser gagner du temps en traduisant à quatre mains, mais juste à l’intérêt que représente le fait d’échanger des points de vue sur l’écriture elle-même, et les lectures respectives du texte ; de réfléchir à deux sur des passages précis et les casse-tête qu’ils renferment… Nous avons été confrontées à la difficulté de faire entendre la voix d’un écrivain qui s’exprime avec une « simplicité apparente » ou mieux, une « simplicité trompeuse »…

FL : D’autant que Rigoni Stern fait partie des écrivains italiens majeurs du XXe siècle. Pourtant après la parution de son premier livre qui l’a rendu célèbre, son éditeur chez Einaudi avait dit du débutant Rigoni qu’il n’était pas « écrivain par vocation ». Il n’avait pas fait d’études classiques ; plus qu’un écrivain ou un romancier, il aimait se définir lui-même comme un « narrateur qui raconte ce qu’il a vu et vécu ». Un écrivain « naturel ». Cette simplicité, cette modestie cachent en réalité une très grande connaissance de la langue et de la littérature italienne. Le livre qui l’a accompagné pendant la guerre en Russie et sa captivité, mais aussi pendant toute sa vie, était la Divine Comédie de Dante. Pour ce qui est de son écriture, il disait en effet que c’était naturel, qu’il avait toujours lu énormément, mais aussi que ses maîtres à l’école primaire lui avaient appris à se servir d’un dictionnaire. C’est ainsi qu’il aurait compris l’importance d’utiliser « le mot juste pour la chose juste ». Nous devions, par notre confiance mutuelle en l’écriture, rendre le juste naturel de celle de Mario Rigoni Stern.